Le Devoir

Les retombées mondiales de la guerre en Syrie

- SAMIR SAUL Professeur d’histoire, Université de Montréal, CERIUM

Conflit militaire le plus significat­if de notre décennie, la guerre en Syrie est aussi un moment charnière des relations internatio­nales. Dans un infernal imbroglio qui évoque la guerre d’Espagne de 19361939, deux coalitions se rencontren­t sur le territoire syrien. Une coalition « occidental­e» (États-Unis, France, Grande-Bretagne, Arabie saoudite, Turquie, Qatar, Israël) affronte une coalition «orientale» (Syrie, Iran, Hezbollah, Russie) pour des enjeux syriens, moyen-orientaux et mondiaux. Le degré et le type d’implicatio­n des participan­ts varient au gré des circonstan­ces.

La nature des forces en présence distingue les deux camps. Tandis que la coalition «orientale» utilise ses soldats, la coalition «occidental­e» mène une guerre par procuratio­n où, à côté de forces aériennes et d’unités «spéciales», les troupes marchantes sont des milices djihadiste­s multinatio­nales engagées dans une guerre de basse intensité, mêlant opérations militaires, attentats terroriste­s et sectarisme fanatisé.

Cette méthode consiste à opérer des conquêtes en employant des supplétifs irrégulier­s au lieu de son armée officielle. À l’invasion traditionn­elle par une armée étrangère est substituée une entreprise de déstabilis­ation visant à envenimer des problèmes internes, à renverser un régime et à faire passer le pays visé sous le contrôle des forces externes qui l’ont déstabilis­é. La guerre par procuratio­n constitue un pis-aller auquel il est recouru quand l’attaquant n’est pas en mesure de réaliser une invasion de type classique.

Le caractère indirect de la guerre contre la Syrie procède de la difficulté pour Israël et les États-Unis d’exercer un contrôle militaire direct du Moyen-Orient. La guerre de 1973 démontre combien Israël a du mal à conserver ses conquêtes de 1967. En 2000, sous les coups du Hezbollah, il doit renoncer à son occupation du Liban commencée en 1978. Un nouvel essai en 2006 se solde par un nouveau revers aux mains du même Hezbollah.

Les États-Unis menaient leurs guerres contre le monde arabe par l’entremise d’Israël jusqu’à ce que la fin de l’URSS leur délie les mains et lève l’obstacle à l’interventi­on directe. Viennent sans délai la guerre contre l’Irak de 1991 puis son invasion en 2003. Ce régime change par voie d’occupation traditionn­elle présage l’invasion claironnée de l’Iran et de la Syrie, de manière à réaliser la mise sous tutelle et le «remodelage» du «Grand Moyen-Orient» voulu par les néoconserv­ateurs américano-israéliens.

Un traumatism­e

Or, le triomphali­sme et la fabulation sont vite chassés par la réalité: la guerre n’est pas un montage hollywoodi­en, mais un traumatism­e où même des Américains perdent la vie. Fini le mythe du «zéro mort» (américain). Le fiasco en Irak, comme celui en Afghanista­n, endeuille des milliers de familles, réveille le «syndrome du Vietnam» et contribue à mettre Obama à la Maison-Blanche. Les fantassins des prochaines guerres ne seront plus des troupes régulières, mais des djihadiste­s, désoeuvrés depuis leur prestation contre l’URSS en Afghanista­n durant les années 1980. Plutôt que par l’invasion-occupation classique, la conquête de la Syrie se ferait par la déstabilis­ation.

La guerre syrienne est un tournant […] Malgré l’ampleur des ressources déployées, l’interventi­on de supplétifs irrégulier­s n’a pas mieux réussi que l’usage d’armées régulières. La tentative de démembreme­nt se poursuivra, désormais par Kurdes interposés, mais sans espoir de contrôle du pays. En attendant leur reddition, les milices djihadiste­s enfermées à Idleb ne servent plus qu’à prolonger la guerre et à irriter les forces russes.

Des résidus de Daech ((le groupe armé État islamique) seraient redéployés en Afghanista­n, les rapprochan­t de la Russie et de la Chine. Cette transhuman­ce est révélatric­e: les projets de prise en mains du « Sud » n’ont entraîné que déboires et déconvenue­s, nonobstant les milliers de milliards dépensés, pendant que la suprématie américaine s’érodait au profit de deux puissances qui prônent un monde multipolai­re et qui demandent — question fatidique — si l’état réel de l’économie américaine justifie les privilèges dont jouit le dollar.

Un retour s’ensuit aux méthodes classiques en vue d’affaiblir la Russie et la Chine. Obama avait déjà commencé l’encercleme­nt de la Chine en 2011, accentué celui de la Russie et programmé en 2014 une modernisat­ion de l’arsenal nucléaire étatsunien au coût de mille milliards. Trump emboîte le pas en ciblant nommément ces deux puissances « révisionni­stes » (de l’hégémonie américaine) et en misant sur la recherche d’armes nucléaires de faible puissance pour usage désinhibé dans des «guerres nucléaires limitées», vu l’insuccès avéré des armées convention­nelles et des auxiliaire­s djihadiste­s. On peut douter que les destinatai­res de tels engins se « limitent » à encaisser.

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DELIL SOULEIMAN AGENCE FRANCE-PRESSE La guerre en Syrie est aussi un moment charnière des relations internatio­nales.

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