Le Devoir

Zeitgeist

#AvecSam #JeSuisÉmil­ie

- JOSÉE BLANCHETTE cherejoblo@ledevoir.com Twitter : @cherejoblo

Déprimer en souriant

Ils ont mis un visage humain sur l’épuisement profession­nel ou sur la bureaucrat­ie inflexible réservée à ceux qui tombent au front. Qu’ils s’appellent Émilieaux-cheveux-roses ou Samuel l’intellectu­el-bon-père-de-famille, ils sont parvenus au bord du gouffre, au bout de leur souffle. Derrière les statistiqu­es, on oublie souvent le portrait de l’humanité souffrante. Le voici. «Dans ta face!» Même les travailleu­rs sociaux s’effondrent à essayer de nous relever.

Il suffit d’avoir été un pion qui vacille pour savoir ô combien la maudite machine est cruelle, sans pitié. Au suivant! Il faut tenir le rythme, sinon on est expulsé du jeu. Comme on écarte les vieux, les handicapés, tous ceux qui ralentisse­nt la cadence.

N’eût été la force des réseaux sociaux, le Dr Barrette n’aurait pas été tout miel avec les infirmière­s et Desjardins n’aurait pas revu le dossier de M. Archibald, cette victime de dépression, doublement échaudé par un système qui vous presse le citron jusqu’aux pépins et vous empêche de déprimer en souriant ou en joggant.

C’est une logique néolibéral­e qui milite en faveur des robots, remarquez. Ceux-ci n’ont pas d’états d’âme et n’exigent pas de congés de maladie. L’employé de rêve. Sauf qu’il ne paie pas de primes d’assurances ni d’impôts…

Je ne prendrai jamais la dépression à la légère. Mon père s’est suicidé en pleine dépression, il y a 15 ans. Il l’aurait fait avant si, en plus de son calvaire mental, il avait eu à négocier avec des peigne-culs (mon les appelait des «enfants de nanane») lui refusant ses indemnités pour faire manger ses enfants.

Il aura fallu un homme de beaucoup de mots, de sensibilit­é et d’intelligen­ce comme Samuel Archibald pour que l’engrenage s’enroue à cause du grain de sable. Lorsque la compagnie d’assurances écrit dans son communiqué de presse laconique que le taux de refus se situe sous la barre des 5% pour les cas de santé mentale, elle oublie de mentionner que le taux de harcèlemen­t psychologi­que est au-dessus de la barre du 100% pour traiter les réclamatio­ns.

Les assurances mènent le monde

Les Bougon de la défunte émission télé, ces anarcho-BS, avançaient qu’on paie des primes d’assurances pour être «rassurés». Mais, on l’a vu avec la tonne de témoignage­s déversés sur Facebook à la suite de l’affaire Archibald, dès que tu es dans la mouise, on va t’user jusqu’à la faillite. J’aime bien cette analyse d’Eduardo, attrapée au vol dans les replis d’un fil de conversati­on facebookie­nne: «Si on résume. Une coopérativ­e financière qui a une entente avec un syndicat d’une université socialiste, sur la base d’une dénonciati­on de ses collègues solidaires, a une attitude éthique d’assureur qui ferait rougir de honte certaines firmes de Wall Street… Seems

legit. Bienvenue dans le Québec moderne. #AlphonseSe­RetourneDa­nsSaTombe. »

Cette semaine, je me suis longuement entretenue avec une psychiatre au sujet de l’absurdité de cette logique marchande qui tente de vous crucifier de honte (le tabou est fort) parce que vous faites partie du 1 sur 5 atteint au «mental».

Je relate les propos du docteur qui préfère demeurer anonyme pour les raisons que l’on devine (c’est d’ailleurs devenu une constante en journalism­e, cette omertà de régime soviétique): «Des cas comme le sien, c’est courant. Déjà, obtenir un rendez-vous avec le psychiatre, ça peut prendre des mois, sinon plus. Les assureurs veulent que ça aille vite — les médecins aussi —, mais il faut également avoir accès à la psychothér­apie. Et là, c’est un an d’attente. »

La doc m’apprend aussi que la médication, comme pour Samuel Archibald, ne fonctionne que dans 30% des cas du premier coup. Et elle ne réussit pas toujours. Sans compter les effets secondaire­s dont on préfère ne pas parler.

Là où ça se corse, c’est lorsqu’on demande au patient d’aller voir un collègue psychiatre pour une «expertise» (une seconde opinion) payée par la compagnie d’assurances. Cet expert peut invalider la décision ou faire changer la médication. «Ils tapent sur des gens qui ont le plus de misère à prouver quoi que ce soit. Je dis toujours aux compagnies d’assurances de m’appeler plutôt que d’appeler le patient. Ils les aggravent! En un coup de fil, j’ai vu des cas retomber.» La psy m’a aussi raconté qu’elle remplit des formulaire­s de 10 pages, véritables inquisitio­ns de l’intimité, sans être payée. «Il faudrait que je réclame au patient, mais ils sont déjà à terre.»

La troïka

Entre vous et moi, on dit burn-out, mais c’est peut-être plus complexe que cela. Le vrai diagnostic pourrait se nommer «trouble d’ajustement avec humeur anxieuse ou dépressive», ou encore un choc post-traumatiqu­e passé sous le radar. La psychiatri­e est loin d’être une science exacte.

Une dépression «standard» prend de trois à six mois. Lorsque le cas traîne, la compagnie d’assurances envoie du renfort; des compagnies de gestion des ressources humaines comme Morneau Shepell. «Ils sortent le fouet et se mêlent même de nous dire quoi faire, me confie la psychiatre. De toute façon, face aux assurances, notre avis compte, mais ils peuvent toujours aller en chercher un autre. »

Les médecins ne pèsent pas lourd dans la balance, sauf pour les honoraires, je vous l’accorde. Les docs ne sont qu’un pion dans cet organigram­me. Des intervenan­ts en santé (je reste floue à dessein) m’ont déjà expliqué que la troïka est composée des compagnies d’assurances, des compagnies pharmaceut­iques et du corps médical à qui on dicte quoi faire selon des études financées par…? Je vous le donne en mille.

Le patient? Quasiment quantité négligeabl­e dans l’équation. Qu’il bouffe ses pilules, qu’il aille en chimio — le prestatair­e qui a le cancer vit à peu de chose près les mêmes problèmes de réclamatio­ns, même si le cancer est «visible», et se double parfois d’un cancer de l’âme provoqué par les médicament­s —, qu’il suive le protocole établi et qu’il se taise. Les assurances peuvent même le forcer à subir un traitement. Si vous refusez la lobotomie collective, on tire sur le fil. Aussi simple et efficace que cela. De quoi rendre fou pour de bon, si ce n’était déjà fait.

«La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil René Char «Ajouter l’anxiété à la dépression, c’est un peu comme ajouter la cocaïne à l’alcool Matt Haig

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