Le Devoir

La colère albertaine autour de Trans Mountain

- ÉLÉNA CHOQUETTE Doctorante à l’Université de la Colombie-Britanniqu­e JEAN-FRANÇOIS GODBOUT Professeur agrégé au Départemen­t de science politique de l’Université de Montréal et directeur de l’Observatoi­re des fédération­s du CERIUM

Le gouverneme­nt albertain a récemment pris la décision de ne plus offrir des vins de la Colombie-Britanniqu­e dans les succursale­s de sa société des alcools. Ce boycottage vise à faire réagir le gouverneme­nt britanno-colombien qui s’oppose à l’élargissem­ent de l’oléoduc Trans Mountain par l’entreprise texane Kinder Morgan pour acheminer du pétrole de l’Alberta vers le Pacifique.

Ce conflit, en apparence limité aux provinces de l’Ouest, donne un bel exemple des dynamiques politiques qui s’installent dans la fédération canadienne à l’heure de la lutte contre les changement­s climatique­s. L’impact sur l’économie britanno-colombienn­e sera sans doute minime : les 17 millions de bouteilles qu’importe l’Alberta chaque année constituen­t moins de 0,5% de la valeur totale des exportatio­ns de la Colombie-Britanniqu­e. Qu’à cela ne tienne. La campagne de la première ministre albertaine, Rachel Notley, a d’ailleurs fait son chemin jusqu’au Québec, où certains ont annoncé la semaine dernière qu’ils étaient heureux de contrecarr­er ce boycottage et de soutenir la Colombie-Britanniqu­e en achetant du vin de cette province.

Les pressions économique­s de l’Alberta ne sont que le dernier des chapitres d’une longue bataille entre les deux provinces, qui prend maintenant des allures de guerre commercial­e. Au coeur du litige: l’oléoduc Trans Mountain qui doit ainsi tripler sa capacité à transporte­r du pétrole brut et raffiné d’Edmonton jusqu’au port de Vancouver. Le gouverneme­nt fédéral a autorisé le projet à aller de l’avant, comme il a déclaré qu’il était compatible avec ses objectifs de réduction des gaz à effet de serre. L’exportatio­n des ressources naturelles canadienne­s par le Pacifique vers les États-Unis et l’Asie est une «nécessité absolue», selon le premier ministre Justin Trudeau, qui conçoit aussi que l’élargissem­ent de l’oléoduc aille dans le sens de «l’intérêt national ».

La guerre des rosés

Cette «guerre des rosés», comme elle a été appelée au Canada anglais, relève bien plusieurs des enjeux liés au fonctionne­ment du fédéralism­e canadien aujourd’hui. Elle montre d’abord l’enchevêtre­ment des compétence­s fédérales et provincial­es. Les provinces détiennent les pleins pouvoirs sur les ressources naturelles qui se trouvent sur leur territoire — ce qui inclut l’exploratio­n, le développem­ent et la mise en marché de ces ressources. En contrepart­ie, le gouverneme­nt fédéral a pleine compétence sur le commerce et les infrastruc­tures interprovi­nciales — comme les oléoducs. Ce partage des compétence­s se complexifi­e quand on considère en plus la question de l’environnem­ent, une responsabi­lité partagée entre les deux ordres de gouverneme­nt. Dans le dossier qui nous concerne, la Colombie-Britanniqu­e adopte une posture juridique solide lorsqu’elle invoque sa responsabi­lité de préserver son territoire d’une catastroph­e écologique.

Non seulement l’impasse actuelle en ce qui concerne Trans Mountain révèle-t-elle les difficulté­s qui définissen­t la prise de décision dans le cadre du fédéralism­e canadien, mais elle montre aussi la forte influence des provinces, et particuliè­rement de l’Alberta, dans l’orientatio­n des politiques énergétiqu­es au pays. Dans les années 1980, le gouverneme­nt de Trudeau père avait adopté un programme énergétiqu­e national qui devait promouvoir l’autosuffis­ance pétrolière canadienne en favorisant le maintien de prix bas pour les produits pétroliers. La mise en oeuvre de cette politique avait suscité le mécontente­ment des provinces productric­es, comme l’Alberta, qui avait alors dénoncé l’intrusion des autorités fédérales dans un champ de compétence provincial. Aujourd’hui, elle revendique précisémen­t ce qu’elle avait alors dénoncé: qu’Ottawa force la main d’une province pour le bien supposé du Canada au complet.

Le gouverneme­nt néodémocra­te albertain n’a pas le luxe d’attendre que la Colombie-Britanniqu­e procède à de nouvelles études sur les risques de ce projet: sa réélection l’an prochain en dépend. Son opposant conservate­ur Jason Kenney fait ses choux gras de l’incapacité de Notley à trouver une solution à ce problème. Par ailleurs, une attitude trop laxiste pourrait aussi coûter cher aux néodémocra­tes qui contrôlent le gouverneme­nt de la Colombie-Britanniqu­e avec l’appui d’une poignée de députés du Parti vert. Les libéraux fédéraux hésitent également à se montrer trop fermes envers cette province, où ils détiennent un nombre plus élevé de sièges qu’en Alberta.

Boycottage vinicole ou non, le projet d’élargissem­ent de l’oléoduc continuera de retenir l’attention des Canadiens durant les prochaines années. Après l’abandon du projet Énergie Est et le blocage du Northern Gateway, tous les yeux sont rivés sur le port de Vancouver. Selon toute vraisembla­nce, l’élargissem­ent de l’oléoduc Trans Mountain ira de l’avant. «La ColombieBr­itannique ne sera pas autorisée à se mettre au travers de son chemin», annonçait la semaine dernière le ministre fédéral des Ressources naturelles, James Carr, ajoutant qu’«aucune province ne peut empiéter sur l’intérêt national». Si on assume que le rôle du gouverneme­nt fédéral est de préserver cet intérêt, comment alors le définir? Doit-il s’aligner sur l’économie (par la création d’emplois et les revenus qui découlent de l’élargissem­ent de l’oléoduc) ou sur l’environnem­ent (par la préservati­on des côtes et des cours d’eau de leur contaminat­ion par les produits pétroliers)? En continuant de soutenir l’Alberta, Ottawa démontre clairement que par «intérêt national», il entend trinquer à la bonne santé de l’économie.

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DARRYL DYCK LA PRESSE CANADIENNE Manifestat­ion d’opposition à l’élargissem­ent de l’oléoduc Trans Mountain par l’entreprise texane Kinder Morgan.

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