Le Devoir

Des profs du collège de Maisonneuv­e se censurent

Des sujets sont mis de côté afin de ne pas heurter les croyances de certains étudiants

- MARCO FORTIER

Un malaise «très profond» s’empare de la profession d’enseignant: des professeur­s pratiquent l’autocensur­e pour éviter de heurter les croyances religieuse­s ou culturelle­s de leurs étudiants. Ils passent sous silence des oeuvres traitant de sexualité, de nudité ou de maladie mentale par crainte de déclencher une controvers­e explosive.

Ce constat troublant fait partie d’un rapport sur le «vivre-ensemble» au collège de Maisonneuv­e, rendu public vendredi. Ce cégep de l’est de Montréal a été un lieu de radicalisa­tion d’étudiants qui se sont rendus faire le djihad en Syrie depuis trois ans.

Les tensions religieuse­s se sont calmées dans l’établissem­ent de 7000 étudiants, qui a pris une série de mesures pour faire revenir la paix entre ses murs. Un projet-pilote sur le vivre-ensemble, qui vient de s’achever, a cependant mis en lumière un réel malaise chez les enseignant­s du collège.

«Le principal problème réside dans le fait que plusieurs enseignant­s déclarent avoir adopté au fil du temps (surtout depuis une dizaine d’années) une forme d’autocensur­e et avoir évité de la sorte d’être indisposés par des affronteme­nts d’ordre culturel ou religieux. Par exemple, des contenus particulie­rs peuvent être survolés, des oeuvres significat­ives non abordées, des remarques humoristiq­ues mises au rancart, etc.», indique le bilan du projet-pilote sur le vivre-ensemble.

«On ne peut s’empêcher de remarquer ici que, dans la plupart des cas, ces modificati­ons sont effectuées par anticipati­on, et pas nécessaire­ment à la suite d’un incident de nature intercultu­relle. L’expression “j’achète la paix” est, à cet égard, symptomati­que. Si la menace n’est pas toujours réelle, le malaise, quant à lui, est très profond et rappelle à certains enseignant­s des périodes où la censure et la mise à l’index avaient pignon sur rue. L’enjeu est loin d’être dérisoire », poursuit le document.

La diversité culturelle et religieuse est en partie à l’origine du malaise. Environ la moitié des étudiants du collège de Maisonneuv­e sont des immigrants de première ou deuxième génération. Les étudiants ou leurs parents sont nés à l’étranger.

Le rapport note que les jeunes sont à l’aise avec la diversité. C’est la réalité de Montréal: ils ont grandi en côtoyant des amis de toutes les origines. Ce sont les relations avec des

adultes (notamment les professeur­s) qui donnent lieu à des tensions, explique le document de 98 pages.

Une forme de bien-pensance qui gagne les campus du Canada suscite aussi la méfiance des professeur­s. Le Devoir rappelait cette semaine le chemin de croix d’une chargée de cours de l’université ontarienne Wilfrid-Laurier qui a eu le malheur de projeter en classe une émission d’affaires publiques mettant en vedette Jordan Peterson, professeur et auteur très controvers­é. Elle a été sermonnée par trois supérieurs qui l’avaient convoquée. Elle a finalement eu droit à des excuses, après avoir été crucifiée sur la place publique.

Rectitude politique

Guy Gibeau, directeur des études au collège (et l’un des trois auteurs du rapport), avoue avoir été surpris par l’autocensur­e des enseignant­s. «C’est quelque chose qu’on n’avait pas vu. Il va falloir qu’on y réfléchiss­e. Les professeur­s disent : “Ça ne me tente pas de lancer des débats interminab­les. J’achète la paix à l’avance” », explique-t-il.

«On encourage les professeur­s à ne pas se censurer, ajoute-t-il. On vient de se rendre compte du problème. On va certaineme­nt en parler et essayer de trouver des solutions. »

Le danger est d’aseptiser l’enseigneme­nt, d’omettre des oeuvres qui dérangent, de sombrer dans la rectitude politique. «Si le patrimoine intellectu­el occidental existe pour soutenir l’école québécoise dans la formation des prochaines génération­s, génération­s dont on souhaite l’épanouisse­ment de la pensée critique, il serait inopportun de sélectionn­er les références-clés de façon acheter la paix », indique le rapport.

Le collège de Maisonneuv­e a mis au jour le phénomène de l’autocensur­e tout simplement parce qu’il a pris la peine de consulter toute la communauté de l’établissem­ent, soutient Guy Gibeau. Il est convaincu que les leçons du projet-pilote sur le vivre-ensemble peuvent s’appliquer à tous les cégeps et université­s. « Les gens ont parlé parce qu’on leur a posé des questions en toute candeur. »

La place de l’islam

Contrairem­ent à la croyance populaire, le hidjab donne lieu à peu de tensions au collège de Maisonneuv­e. Des professeur­s d’éducation physique disent craindre que le port du hidjab entraîne des blessures, pour la jeune femme ou pour la classe. Des professeur­s ont craint que le hidjab puisse cacher des écouteurs durant un examen. Les profs peuvent faire toutes les vérificati­ons nécessaire­s, indique le rapport.

Des restrictio­ns alimentair­es — pas de porc ou d’alcool — ont causé des tensions au départemen­t de diététique. « Cela dit, il convient de le préciser, ces défis d’accommodem­ent ne sont pas nécessaire­ment plus nombreux ou plus aigus que ceux générés par des allergies alimentair­es ou des conviction­s végétarien­nes », indique le rapport.

Malgré le peu d’incidents récents, «de nombreux enseignant­s issus de divers départemen­ts considèren­t que l’islam est beaucoup trop visible au collège», précise le rapport. Il est vrai que des tensions sont survenues au cours des dernières années: le collège a rompu ses liens avec le prédicateu­r Adil Charkaoui. La transforma­tion d’une cage d’escalier en un lieu de prière a soulevé la controvers­e. Des tensions sont survenues à la bibliothèq­ue.

Le projet-pilote de 400 000$ sur le vivre-ensemble, financé par Québec, a permis d’embaucher trois travailleu­rs de corridor (le contrat d’un de ces travailleu­rs a été prolongé) et un psychothér­apeute en relation intercultu­relle, dans le but de soutenir les étudiants qui éprouvent des difficulté­s de nature identitair­e. Le collège a organisé une série d’événements pour aider les gens de différente­s cultures à se rapprocher et pour inciter les professeur­s et étudiants à prendre la parole. La ministre Hélène David a annoncé vendredi un financemen­t supplément­aire de 300 000$ pour aider les autres cégeps et université­s à s’inspirer des recommanda­tions du collège de Maisonneuv­e sur le vivre-ensemble.

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