Le Devoir

Le Devoir de philo Le sociologue Bruno Latour et la force des fabulateur­s

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophi­e et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

- NICOLAS BENCHERKI JOËLLE BASQUE Les auteurs sont professeur­s de communicat­ion à l’Université TELUQ. Des commentair­es? Écrivez à Robert Dutrisac: rdutrisac@ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir de philo : www.ledevoir.com/societe/

Nouvelle année, nouveau cas de fabulation débusqué par les médias québécois. Il s’agit cette fois d’Éliane Gamache Latourelle, dite «la jeune millionnai­re», qui semblait autant croire ellemême en ses prétention­s de gourou de la réussite entreprene­uriale et financière que ses associés et clients. Si ce dernier cas met au jour les manigances d’une personnali­té moins connue que les Apollo, Bugingo ou Rapaille de ce monde, il n’en est pas moins fascinant en raison de son extravagan­ce et de son côté fantasque. Comment expliquer que ces personnali­tés aient pu duper autant de gens avec une étonnante facilité ?

Le sociologue français Bruno Latour distingue plusieurs «régimes d’énonciatio­n» qui doivent être mobilisés selon la situation. La force des fabulateur­s est de faire croire à leurs victimes qu’ils sont dans un régime de vérité, alors qu’ils nagent en pleine fiction.

Les fabulateur­s font appel à une caractéris­tique de l’être humain dont nous avons parlé dans un précédent Devoir de philo: nous, humains, sommes des Homo narrans. Nous existons en tant que nous nous inscrivons dans des histoires, qui nous fournissen­t un rôle, un objectif, et nous permettent de donner du sens aux événements. Et pourtant, nous nous rendons régulièrem­ent compte que nous ne pouvons pas dire n’importe quoi et que la fiction n’est pas appropriée en toutes circonstan­ces.

S’inventer une vie

Rappelons qu’Apollo, propriétai­re de nombreux restaurant­s au Québec, auteur de livres de cuisine et jouissant d’un large accès aux médias, racontait qu’il avait quitté l’Italie à 13 ans pour devenir apprenti du célèbre chef Paul Bocuse, qu’il avait cuisiné pour Mitterrand à l’Élysée, qu’il avait été un grand chef à Las Vegas. Si le cas d’Apollo peut paraître inoffensif, les fabulateur­s chroniques ont parfois marqué le Québec avec des conséquenc­es plus importante­s, comme le journalist­e François Bugingo ou encore le gourou du marketing Clotaire Rapaille. En inventant sans vergogne des reportages documentan­t des conflits en Afrique ou de prétendues entrevues exclusives, notamment avec le fils du dictateur libyen Mouammar Khadafi, Bugingo a jeté du discrédit sur la profession de journalist­e. Rapaille, embauché grâce à un curriculum vitae truffé d’exagératio­ns, a non seulement gaspillé des fonds publics en produisant une étude farfelue sur le «profil psychique» des résidants de la ville de Québec, qui seraient masochiste­s et auraient une essence «reptilienn­e», mais il a aussi insulté toute une population. Le cas d’Éliane Gamache Latourelle a certes moins affecté le grand public, mais il a eu un impact négatif important sur des milliers de personnes qui ont cru à son histoire, et surtout sur les personnes qui ont déboursé des sommes folles pour acheter ses services, investi dans ses mésaventur­es et chamboulé leur vie sous son emprise.

Gamache Latourelle avait inscrit dans un livre et martelé à qui voulait l’entendre l’histoire de son succès. Devenue millionnai­re avant 30 ans grâce à ses cinq pharmacies, elle offrait des services de consultati­on à grands frais et menait un train de vie princier, vivant à crédit dans un penthouse du Vieux-Montréal et faisant la bringue au volant de sa BMW et dans les restos chics de la métropole.

Bref, tout comme Apollo avant elle, Gamache Latourelle s’était inventé une vie. Cette invention, Apollo la justifie d’une façon fort belle, à travers les mots de Thomas, le personnage de Des mets et des mots, le livre qu’il a coécrit avec Pierre Szalowski: «Ce n’est pas du mensonge, c’est de la décoration! […] Si on n’ajoute pas un peu de crème autour, on n’est rien de plus qu’un vulgaire morceau de viande. »

Pour Latour, la rencontre de régimes d’énonciatio­n différents permet de composer un monde commun, tout en conservant la diversité nécessaire à la richesse de ce monde

Les régimes d’énonciatio­n

Bruno Latour, dans son livre Enquête sur les différents modes d’existence (La Découverte, 2012), mais aussi dans son article « Petite philosophi­e de l’énonciatio­n», publié en 1999, explique que le problème n’est pas la fiction à proprement parler. Seulement, chaque situation appelle à parler des choses d’une façon donnée, tandis que ces mêmes choses, ailleurs, dans d’autres circonstan­ces, appellent d’autres façons de parler: c’est ce que Latour a appelé des régimes d’énonciatio­n. Comme l’explique le sociologue, l’énonciatio­n consiste en «l’ensemble des éléments absents dont la présence est néanmoins présupposé­e par le discours grâce à des marques qui aident le locuteur compétent à les rassembler afin de donner un sens à l’énoncé ». Autrement dit, un régime d’énonciatio­n, c’est une façon particuliè­re de marquer le lien entre ce que l’on dit ou écrit et le monde que l’on fait inter venir dans le discours.

Pour Latour, la rencontre de régimes d’énonciatio­n différents permet de composer un monde commun, tout en conservant la diversité nécessaire à la richesse de ce monde. Si chaque domaine, chaque culture ou chaque profession peut avoir, pour ainsi dire, sa propre vérité, ce n’est pas en raison d’un désaccord sur le monde en soi, car chacun peut en parler à sa façon pour en souligner certains aspects ou révéler des liens entre les choses qui lui paraissent importante­s.

Par exemple, un même événement — disons un accident de voiture — peut appeler un discours scientifiq­ue dans un rapport du coroner. Celui-ci mettra en scène des témoignage­s, des photograph­ies, des citations d’articles académique­s et moult tableaux récapitula­nt la preuve. C’est ainsi que le rapport fait intervenir le monde qu’il décrit. Un discours religieux (aux funéraille­s de l’une des victimes) rappellera la foi et la confiance que le locuteur et les croyants ont envers les affirmatio­ns qui sont faites. Un discours politique (le maire parlant de sécurité routière) mobilise pour sa part l’identité de ceux à qui s’adresse le discours: c’est en tant que citoyens préoccupés que nous souhaitons que des mesures soient prises. Un accident pourrait même impliquer, pourquoi pas, un discours fictionnel, lorsque la soeur de la victime écrit un roman pour exprimer sa tristesse ou faire réfléchir le public.

À chaque régime sa vérité

Mélangez les situations et vous comprendre­z que les régimes d’énonciatio­n appartienn­ent chacun à leur moment: si le prêtre parlait politiquem­ent, le coroner «fictionnel­lement», le maire religieuse­ment et la soeur scientifiq­uement, quelque chose clocherait, sonnerait faux. Plus encore, le public se sentirait trompé, voire insulté, par de tels propos. Le prêtre se mêlerait de ce qui ne le regarde pas, le coroner manquerait de rigueur, le maire ignorerait la séparation de l’Église et de l’État et la soeur paraîtrait ne pas avoir de coeur.

Dans chaque régime, la vérité n’a pas le même sens. Dans le rapport du coroner, qui emploie un régime d’énonciatio­n scientifiq­ue, elle est cruciale. D’où l’importance pour l’auteur d’établir clairement comment son texte est lié au monde qu’il décrit. Le régime politique, en contraste, a un rapport différent avec la vérité. Comme l’explique Latour, le politicien ne cherche pas l’objectivit­é, mais vise à «faire émerger un groupe qui ait une unité, un but, une volonté et qui soit capable d’agir de façon autonome, c’est-à-dire libre ». Quant à la fiction, elle a un mode de «véridictio­n» — de dire la vérité — propre à elle. La fiction est «fabriquée», comme pourrait l’être une machine, mais avec le langage et les signes. Elle crée des êtres qui existent à leur façon, en ayant des effets bien réels: ils nous font rire (pensons à Sol et Gobelet), pleurer (en lisant Des souris et des hommes de Steinbeck) ou vivre des émotions fortes avec un film d’horreur (comme Ça, basé sur une oeuvre de Stephen King). La fiction permet de représente­r les autres régimes et leur permet «de se figurer leur propre réalité»: ainsi, les romans nous ont permis de faire l’expérience de la politique, de la religion, de la science, et ainsi de suite. Ces réalités ne deviennent « illusions » que lorsqu’on les prend pour ce qu’elles ne sont pas, par exemple lorsque l’on prend le roman pour un pamphlet politique, pour une parole révélée ou pour un traité scientifiq­ue. Ou encore lorsqu’une jeune femme présente des récits embellis de ses soidisant succès comme un gage de confiance ou une validation de ses compétence­s. Dans ce cas, le contrat n’est pas le même, la situation n’appelle pas la même façon de parler et on franchit une ligne.

Les problèmes débutent donc lorsque l’on fait passer un régime pour l’autre — et c’est précisémen­t ce que les fabulateur­s font. Ce qui aurait pu n’être qu’un embellisse­ment convenu d’une réussite d’affaires, ou alors d’un parcours de vie d’un cuisinier autodidact­e, est devenu un CV, une légitimité, une renommée, une entrevue dans les médias, une invitation à investir des sommes importante­s… Autant de moments où le régime d’énonciatio­n aurait dû être différent, pour être approprié aux circonstan­ces et ainsi préserver la confiance du public.

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TELUQ Joëlle Basque et Nicolas Bencherki sont professeur­s de communicat­ion à l’Université TELUQ.
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