Le Devoir

Le briseur de rêves autochtone­s

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Le premier ministre Justin Trudeau vient d’ajouter une autre promesse à la liste grandissan­te d’engagement­s que son gouverneme­nt a faits envers les peuples autochtone­s du pays. Rien ne semble décourager M. Trudeau de multiplier ces promesses, même si son gouverneme­nt a beaucoup de difficulté à réaliser celles qu’il a déjà faites.

Qu’il s’agisse de sa promesse de mettre à niveau les systèmes d’approvisio­nnement en eau potable dans les réserves des Premières Nations ou de son engagement à donner suite aux 94 appels à l’action de la Commission de vérité et réconcilia­tion du Canada, la réalité est venue compliquer la tâche du gouverneme­nt Trudeau. Un peu d’humilité s’imposerait de sa part.

Même si la nomination de Jane Philpott comme ministre des Services aux Autochtone­s a donné beaucoup d’espoir que des progrès pourront être accomplis en éliminant les avis d’ébullition d’eau ou en instaurant des services à l’enfance et à la famille dignes d’un pays développé dans les communauté­s autochtone­s, personne ne s’attend à des miracles. La population autochtone est en forte croissance alors que les ressources allouées ou promises pour régler ces problèmes demeurent nettement insuffisan­tes. Si le gouverneme­nt Trudeau peine à réaliser les promesses les plus élémentair­es, qu’en sera-t-il de ces engagement­s encore plus ambitieux? Pourquoi n’apprend-il pas à marcher avant de s’engager à courir? Le prix à payer en cas d’échec risque d’être grand.

Or la promesse faite cette semaine par M. Trudeau d’instaurer un Cadre de reconnaiss­ance et de mise en oeuvre des droits des peuples autochtone­s n’est pas un engagement comme les autres. Il s’agit non seulement de renverser l’ordre juridique du pays en cédant préalablem­ent des droits territoria­ux aux peuples autochtone­s avant même que les tribunaux aient l’occasion d’en établir leurs paramètres, mais aussi d’encourager plusieurs Premières Nations à réclamer l’autonomie gouverneme­ntale avant qu’elles ne soient prêtes à assumer ces responsabi­lités. Rappelons qu’Ottawa dénombre 630 collectivi­tés amérindien­nes au Canada. Très peu d’entre elles sont en position de devenir de véritables «partenaire­s» du gouverneme­nt fédéral, comme le souhaite Ottawa.

Personne ne peut reprocher à M. Trudeau de vouloir briser le cercle vicieux des relations entre le gouverneme­nt fédéral et les Premières Nations dans lequel nous sommes depuis 150 ans. Il faut que la situation change. L’acquitteme­nt la semaine dernière de Gerald Stanley, un fermier blanc saskatchew­anais accusé de meurtre non prémédité d’un jeune Cri, a encore mis en évidence notre grand malaise national. Si les Premières Nations n’ont pas confiance dans le système judiciaire, la réconcilia­tion que tout le monde dit vouloir réaliser demeurera une illusion. L’éliminatio­n ou à tout le moins l’encadremen­t des récusation­s péremptoir­es des candidats jurés pourrait constituer un pas en avant, mais il faudrait des réformes encore plus poussées pour que le système judiciaire puisse éliminer les inégalités systémique­s envers les autochtone­s pour éviter que ces derniers remplissen­t inutilemen­t les prisons du pays.

Mais de là à promettre aux Premières Nations qu’elles pourront se gouverner et que le gouverneme­nt fédéral ne contestera pas systématiq­uement leurs réclamatio­ns territoria­les, il y a plusieurs pas à franchir. Ottawa a la responsabi­lité de veiller à l’intérêt national au nom de tous les Canadiens. Il ne peut pas simplement abdiquer cette responsabi­lité au nom de la réconcilia­tion avec les Premières Nations. Ce n’est pas parce que la section 35 de la Constituti­on reconnaît les droits ancestraux ou issus des traités que les Premières Nations n’auront plus besoin de recourir aux tribunaux pour faire valoir leurs droits. Les conflits avec la Couronne ou les interpréta­tions contradict­oires de ces droits seront encore chose commune. M. Trudeau ne fait que créer des attentes irréaliste­s et irréalisab­les chez les Premières Nations. La déception qui en découlera lorsque ces dernières s’en rendront compte constituer­a un recul pour tout le pays. Les larmes du premier ministre ne suffiront pas alors à calmer leur colère.

Déjà, on voit en quoi la déception des Premières Nations quant aux travaux de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtone­s disparues ou assassinée­s ajoute à l’amertume et au désespoir des participan­ts. M. Trudeau prétend appuyer la Déclaratio­n des Nations unies sur les droits des peuples autochtone­s. Mais si son interpréta­tion de ce que veut dire leur droit «au consenteme­nt préalable, libre, et éclairé» aux projets qui traversent leurs territoire­s ne comprend pas le droit de veto que plusieurs Premières Nations réclament, c’est parce qu’aucun gouverneme­nt fédéral ne pourrait céder là-dessus.

M. Trudeau et les ministres de la Justice et des Relations Couronne-Autochtone­s, Jody Wilson-Raybould et Carolyn Bennett, entament maintenant une vaste consultati­on avant de déposer un projet de loi sur ce nouveau Cadre de reconnaiss­ance et la mise en oeuvre des droits plus tard cette année en vue de le faire adopter avant les élections de 2019. Espérons qu’ils ne briseront pas trop de rêves.

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