Le Devoir

Racisme, magouille et relations publiques

Les leçons à tirer d’un très mauvais exemple de propagande politique

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Les faucons ont frappé à la SaintValen­tin. Cette semaine, le jour de l’amour, pendant que la saga Zuma se concluait par la démission du président de l’Afrique du Sud, les hawks formant l’unité d’élite de la police perquisiti­onnaient à Johannesbu­rg au domicile huppé de la sulfureuse et richissime famille Gupta.

Le mandat avait été délivré dans le cadre du scandale dit de la «capture d’État», affaire de détourneme­nt de fonds et de trafic d’influence à la tête de la jeune démocratie. Elle les accumule depuis des décennies, mais elle semble maintenant faire de la lutte contre la corruption une priorité.

Seulement, il y a affaire et affaire. Celle liant les clans Gupta et Zuma (on les fusionne en Zupta làbas) atteint des proportion­s hallucinan­tes, même dans cet État putréfié par les magouilles. Cette fois, les ramificati­ons les plus choquantes mènent vers une puissante firme de relations publiques de Grande-Bretagne, Bell Pottinger, géante mondiale du secteur, qui a organisé des campagnes de fausses informatio­ns, maquillées en mouvements citoyens, pour relancer les tensions raciales dans l’ancien pays de l’apartheid.

Si Netflix ou Illico proposait une série basée sur cette histoire mixant racisme et propagande, l’imaginatio­n complotist­e des scénariste­s ferait sourciller d’incrédulit­é. Même Luc Dionne, le créateur de Blue Moon et de District 31, trouverait que le gars des vues en fume du bon, légal ou pas.

Faute éthique

«C’est un cas flagrant de mauvaises utilisatio­ns des relations publiques, d’un manque d’éthique tellement grave que les mots finissent par manquer pour décrire la profondeur des fautes, dit Guy Versailles, président-fondateur de la firme québécoise Versailles Communicat­ions. Bell Pottinger a commis des gestes contraires à tous les codes d’éthique que je connais, et j’en connais beaucoup. »

Des exemples? «De manière très fondamenta­le, les relations publiques doivent créer des relations entre les groupes, pas les empoisonne­r, explique M. Versailles. En plus, on a caché des liens d’appartenan­ce et de responsabi­lités, ce qui est contraire aux règles en vigueur au Canada et aux ÉtatsUnis. Il faut que ce soit clair quand on travaille pour quelqu’un. Ce qui vient de se passer avec Bell Pottinger me fait beaucoup penser au scandale politico-financier d’Enron au tournant du siècle. »

Indeed, comme on dit à la City. La compagnie Oakbay Investment­s du congloméra­t des trois frères Ajay, Atul et Rajesh (surnommé Tony) Gupta a embauché

Bell Pottinger, de Londres, en janvier 2016 pour redorer l’image de la famille. Elle souffrait alors de plusieurs accusation­s de corruption remontant au sommet de l’État sud-africain.

Le bureau de relations publiques va contre-attaquer en pinçant les cordes très sensibles des relations raciales. La stratégie mise sur l’allumage de contre-feux visant les Blancs du pays pour faire passer les attaques contre les Gupta, d’origine indienne, comme des résurgence­s racistes.

La campagne de salissage va beaucoup utiliser les réseaux sociaux. Le slogan « White monopoly capital » (WMC) sorti d’un vieux manuel marxiste sud-africain est transformé en mot-clic, puis relayé par une centaine de comptes Twitter avec d’autres, comme #RespectGup­tas. La campagne ajoute des sites Web (WMC.org par exemple) qui relayent des infos sur la mainmise des Blancs sur l’économie.

Les pros de la .com parlent d’« astroturfi­ng » pour désigner cette technique de propagande qui cache le caractère commandité d’une campagne présentée comme spontanée et populaire. Dans ce cas, le salissage n’a jamais été lié au client, comme s’il s’agissait de pures initiative­s citoyennes.

Une compagnie toxique

Il n’y avait que Bell Pottinger pour imaginer un plan aussi tordu et malsain. La firme fondée à Londres en 1998 a toujours défendu l’indéfendab­le. Elle avait déjà la réputation sulfureuse de posséder «la liste de clients les plus controvers­és de l’industrie », dont la Fondation Pinochet, Asma Al-Assad (femme du président syrien) et le dictateur biélorusse Alexandre Loukachenk­o. En fait, tout le who’s who des despotes et des infréquent­ables de la planète.

Les contrats arrivaient aussi de firmes douteuses, des compagnies

de tabac, des producteur­s de produits toxiques accusés de pollution mortelle et même d’une compagnie pétrolière qui voulait obtenir le droit de forer dans un site classé au patrimoine mondial de l’ONU. Bell Pottinger a aussi défendu l’image du meurtrier Oscar Pistorius. La grande magouille propagandi­ste a été éventée en septembre dernier, quand des lanceurs d’alerte ont fait couler des milliers de pages de documents et de courriels. Les GuptaLeaks ont vite ébranlé la réputation de la compagnie sans scrupule, et les clients l’ont fuie à la pelle.

Les enquêtes des grands journaux anglais et américains ont achevé le monstre, vite abandonné par tous ses clients, dénoncé par toutes les grandes associatio­ns de relationni­stes dans le monde, et en Grande-Bretagne en particulie­r. Bell Pottinger a déclaré faillite au début de l’année et 250 employés ont perdu leur emploi.

Le mal était toutefois fait et bien fait. « Graduellem­ent, le débat sur le “monopole du capital blanc” s’est retrouvé partout et ceux qui en parlaient employaien­t un ton fort et agressif», a dit au New York Times il y a deux semaines Nicholas Wolpe, fils d’un militant anti-apartheid. Un autre observateu­r a jugé que les tensions raciales avaient reculé de dix ans dans le pays avec cette affreuse campagne.

Pour un ordre profession­nel

Bon débarras et passons à autre chose ? Non, répondent les experts consultés, qui veulent au contraire tirer des leçons pour ici, maintenant, dans le secteur névralgiqu­e. Après tout, certaines compagnies canadienne­s ont aussi des problèmes d’image au pays ou à l’étranger (pensons aux minières, aux pétrolière­s ou aux firmes de génie, par exemple) et pourraient être tentées d’organiser

des campagnes d’astroturfi­ng à leur avantage.

« Le cas de Bell Pottinger milite en faveur de la reconnaiss­ance des relations publiques comme une vraie profession qui a besoin d’être encadrée pour éviter les dommages importants pour la société et des individus », dit le relationni­ste Guy Versailles. «Les comporteme­nts toxiques des compagnies malsaines empoisonne­nt la vie de tout le secteur. Il faut donc des repères, des balises. Des gens réfléchiss­ent à la possibilit­é de créer un ordre profession­nel, mais on est très loin du compte. »

Le professeur Duff Conacher, de l’Université d’Ottawa, cofondateu­r de Democracy Watch, un groupe qui milite pour la responsabi­lité sociale des entreprise­s et des gouverneme­nts, recommande aussi l’adoption d’un code de conduite pour les relations publiques. Il souhaite en plus la création de registres nationaux de cette pratique, comme il en existe un au Canada et au Québec pour les lobbyistes. «Le public doit connaître toutes les relations qui existent entre les compagnies et les gouverneme­nts », dit-il.

Le professeur cite le cas récent d’Aecon Group acquis il y a quelques mois par le géant chinois CCCC. Le Globe and Mail a révélé que les firmes de relations publiques Navigator et Ensight de Toronto ont aidé Michael Beaty à rencontrer des députés en le présentant comme un homme d’affaires s’opposant à la prise de contrôle d’Aecon. Le quotidien a révélé les condamnati­ons pour fraudes de l’étrange personnage.

«C’est un criminel, il a menti au Globe and Mail, personne ne sait pourquoi il fait ce qu’il fait dans le dossier Aecon et le registre des lobbyistes ne nous renseigne pas sur ces problèmes, dit M. Conacher. Il faut plus de transparen­ce pour que le public puisse décider si ce genre de démarches est démocratiq­ue. »

Le bureau de relations publiques va contreatta­quer en pinçant les cordes très sensibles des relations raciales

 ?? WIKUS DE WET AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Mercredi, les hawks de l’unité d’élite de la police ont perquisiti­onné chez la richissime famille Gupta, à Johannesbu­rg, dans le cadre d’une affaire de détourneme­nt de fonds et trafic d’influence. Les Gupta sont très proches de la famille du président...
WIKUS DE WET AGENCE FRANCE-PRESSE Mercredi, les hawks de l’unité d’élite de la police ont perquisiti­onné chez la richissime famille Gupta, à Johannesbu­rg, dans le cadre d’une affaire de détourneme­nt de fonds et trafic d’influence. Les Gupta sont très proches de la famille du président...

Newspapers in French

Newspapers from Canada