Le Devoir

12 questions pour trouver 12 jurés

Entre autres voix, le Barreau estime qu’il faut diversifie­r la compositio­n des jurys

- GUILLAUME BOURGAULT-CÔTÉ

L’acquitteme­nt d’un fermier blanc accusé d’avoir abattu un jeune autochtone en Saskatchew­an a relancé un débat lancinant sur les failles possibles des procès devant jury — notamment le processus de sélection. Qu’en est-il au Québec? Regard.

Les candidats-jurés sont tirés au sort à partir de quoi? La liste électorale est-elle fiable? Y a-t-il des mesures particuliè­res pour certaines régions? Qui choisit les jurés? Que savent les avocats des jurés? Que demande-t-on aux jurés? «

L’accusé n’a pas droit à un jury favorable à sa cause, et on ne peut avoir recours à la procédure de sélection pour contrecarr­er la représenta­tivité qui est essentiell­e au bon fonctionne­ment d’un jury Véronique Robert, avocate criminalis­te

Il y avait des relents du film 12 Angry Men dans l’actualité cette semaine: un jury composé de personnes blanches qui doit se pencher sur une cause impliquant un membre d’une minorité visible. Soixante ans plus tard, le thème demeure sujet à discussion.

Dans les deux cas — le film de Sidney Lumet et le procès de Gerald Stanley en Saskatchew­an —, l’accusé a été acquitté. Là où l’histoire diverge, c’est que le film montrait un jury qui acquitte contre toute attente un homme basané, alors que Stanley (un fermier blanc) a été blanchi par un jury entièremen­t blanc. Il était accusé du meurtre de Colten Boushie, un autochtone de 22 ans.

Le tollé a été immédiat. Plusieurs ont fait remarquer que dans le cadre de ce procès, des candidats-jurés issus des Premières Nations avaient été rejetés par la défense, ce qui n’aurait pas assuré une juste représenta­tion de la population locale au sein du jury. Dans la foulée, le gouverneme­nt fédéral a promis des réformes «très bientôt» pour corriger la sous-représenta­tion d’autochtone­s au sein des jurys au pays.

Au Québec, le Barreau exprime aussi sa préoccupat­ion. «Notre système de justice repose sur l’impartiali­té du jury et sa compositio­n en est la garantie, indique-t-on au Devoir par courriel. Il est impératif de prendre les moyens pour diversifie­r la compositio­n du jury afin qu’il reflète la réalité démographi­que, économique et culturelle de notre société. »

Au cabinet de la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, on dit que «toute démarche et réflexion visant à améliorer le processus y menant est bienvenue ».

En attendant d’éventuels changement­s, comment se fait la sélection des jurés au Québec dans l’état actuel des choses? Explicatio­ns en 12 points.

Au Québec, on se sert de la liste électorale pour composer le bassin de candidats-jurés d’un procès (généraleme­nt 150 personnes). Dans certaines provinces, on part plutôt de la liste des inscrits à l’assurance-maladie. C’est l’un des éléments du débat de cette semaine : les autochtone­s étant présumés moins nombreux sur les listes électorale­s, ne risque-t-on pas une distorsion en procédant comme le Québec le fait?

«Un tirage au sort à partir d’une liste électorale donne nécessaire­ment un échantillo­n probabilis­te», relève Claire Durand, sociologue spécialist­e des sondages et de la méthodolog­ie quantitati­ve. «Mais si l’échantillo­n est biaisé au départ — par exemple, si plusieurs autochtone­s ne sont pas inscrits —, le résultat va être biaisé lui aussi. »

Les avocats se basent donc seulement sur l’apparence et le métier du juré?

La Loi prévoit la possibilit­é que les listes de bandes soient utilisées en plus de la liste électorale pour préparer la liste des jurés pour les territoire­s d’Abitibi, de Mistassini et du Nouveau-Québec. «Ces mesures pourraient sans doute être aussi mises en place dans les autres régions où l’on retrouve des communauté­s autochtone­s», indiquait vendredi la porte-parole de la ministre québécoise de la Justice.

Le jour de la sélection du jury, les candidats convoqués doivent se présenter au palais de justice. Certains tenteront de se faire exempter. Les autres seront généraleme­nt appelés un à un devant le juge et les deux avocats au dossier. L’ordre d’appel des candidats est tiré au sort. Ce sont les avocats qui décident si le candidat deviendra juré. L’an dernier, près de 700 Québécois ont siégé comme jurés.

Essentiell­ement rien. «Le jour de la sélection, on reçoit une liste avec un numéro et un nom, indique au Devoir Louis Bouthillie­r, un procureur de la Couronne qui compte une longue feuille de route en matière de procès devant jury. C’est tout. Nous avions plus d’informatio­ns avant le mégaprocès des motards au début des années 2000: l’adresse des candidats, son état matrimonia­l, le nom et l’âge de ses enfants, son métier, son âge. Ce sont des renseignem­ents qui pouvaient aider les deux avocats à faire leur choix. »

En règle générale, lorsqu’un candidat se présente devant le juge et les avocats, une seule question lui sera posée: quel métier exercezvou­s? Partant de là, les avocats doivent dire si ce candidat leur convient, ou pas. «On a deux secondes pour décider, note M. Bouthillie­r. C’est très impalpable. Et plus on en fait, plus on réalise que c’est difficile de juger quelqu’un par son apparence et par le métier qu’il fait. »

Dans la plupart des cas, en effet. «C’est vraiment une question de feeling, note l’avocate criminalis­te Véronique Robert. Et c’est sûrement le seul moment dans la vie où c’est acceptable de regarder quelqu’un de la tête aux pieds.» Mme Robert soutient que les préjugés des avocats jouent beaucoup dans l’évaluation qu’ils font des candidats. Un exemple? «Les procureurs vont presque systématiq­uement rejeter les gens qui ont des tatouages apparents ou des piercings», dit-elle.

Non. Chaque avocat dispose d’une banque de «récusation­s péremptoir­es» — au nombre de 4, 12 ou 20 selon le type d’accusation­s. L’expression l’indique: il n’y a aucune explicatio­n à donner pour un refus. Ces récusation­s péremptoir­es ont beaucoup fait parler cette semaine, parce qu’elles ont permis la mise à l’écart d’autochtone­s dans le procès Stanley en Saskatchew­an. Si jamais un avocat écoule sa banque, il ne peut tout simplement plus refuser un candidat.

La question a été soulevée cette semaine, notamment par la ministre fédérale de la Justice. Mais les avis divergent là-dessus. Pour Véronique Robert, ce serait une aberration. «Ça n’aurait par exemple aucun sens que je ne puisse pas récuser un gars qui arriverait avec un logo de la police en évidence », illustre-t-elle.

Concrèteme­nt, oui, et la Cour suprême le disait en 1991: «Elles peuvent être utilisées pour changer jusqu’à un certain point la mesure dans laquelle le jury représente la collectivi­té. »

Mais Véronique Robert rappelle que ce même jugement établit que «l’accusé n’a pas droit à un jury favorable à sa cause, et on ne peut avoir recours à la procédure de sélection pour contrecarr­er la représenta­tivité qui est essentiell­e au bon fonctionne­ment d’un jur y ».

Doivent-ils justifier leurs choix? Faudrait-il abolir les récusation­s péremptoir­es ? Mais ces récusation­s ne permettent-elles pas de «composer» un jury en laissant de côté certains types de personnes? Jusqu’à quel point les avocats peuvent-ils contrôler la représenta­tivité des jurys?

Le procureur Louis Bouthillie­r soutient qu’il est pratiqueme­nt impossible pour les avocats de calibrer précisémen­t un jury: parité hommes-femmes, jeunes-vieux, couches sociales, origine ethnique… « On ne peut pas faire ça, dit-il. Le choix des candidats est fait au hasard, et c’est le hasard qui détermine l’ordre dans lequel ils se présentent ensuite devant nous. Alors je ne peux pas faire la fine bouche et utiliser toutes mes récusation­s péremptoir­es en attendant de trouver mon candidat noir, par exemple. Je prends les 12 premiers acceptable­s. » D’où l’importance que la liste initiale des candidats soit équilibrée.

Qu’en est-il des «récusation­s motivées»?

Dans certaines causes où le risque de partialité est important, les juges permettent que des questions soient posées aux candidats-jurés: couverture médiatique importante, détails scabreux difficiles à supporter, accusé membre d’une minorité… «Dans ces cas, on peut vérifier si les candidats seront capables de laisser des idées préconçues au vestiaire», explique M. Bouthillie­r.

Une fois les questions posées, ce sont deux «vérificate­urs» — des gens qui sont choisis au hasard des présences dans la salle ce jourlà — qui prennent la décision de dire si le candidat peut agir comme juré, ou non. Les avocats peuvent utiliser ensuite une de leur récusation péremptoir­e pour bloquer ce candidat.

La Cour suprême dit des récusation­s motivées qu’elles «empêchent légitimeme­nt le jury d’être composé de membres qui ne sont pas impartiaux». Mais elle prévient: «Elles glissent dans l’illégitimi­té dès qu’on y recourt à seule fin d’assurer la représenta­tion excessive ou insuffisan­te d’une certaine classe sociale. »

 ?? RYAN REMIORZ LA PRESSE CANADIENNE ?? À Montréal, mardi, une vigile a été organisée en hommage à Colten Boushie, jeune Cri de 22 ans abattu par Gerald Stanley en 2016. «“Le fusil s’estactionn­é tout seul” n’est pas une défense valide», peut-on lire sur la pancarte de cette manifestan­te, en...
RYAN REMIORZ LA PRESSE CANADIENNE À Montréal, mardi, une vigile a été organisée en hommage à Colten Boushie, jeune Cri de 22 ans abattu par Gerald Stanley en 2016. «“Le fusil s’estactionn­é tout seul” n’est pas une défense valide», peut-on lire sur la pancarte de cette manifestan­te, en...

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