Appréhender l’hyper-ville du futur
À Kuala Lumpur se discutait cette semaine l’encadrement de l’urbanisation galopante de la planète
Dans le cadre du programme de l’ONU pour les habitats, la 9e édition de cette conférence bisannuelle s’est réunie pendant une semaine dans la capitale malaisienne pour répondre aux défis de l’urbanisation de la planète. Retour sur les ambitions et les manques de ce programme.
Des danseurs traditionnels, des brochettes d’orateurs de toutes origines façon pub Benetton, des enfilades de pingouins costumés posant devant des murs de sigles, des mots ronflants inscrits en lettres géantes sur PowerPoint de luxe… L’ambiance est bonne au World Urban Forum de Kuala Lumpur, qui regroupe depuis cinq jours près de 30 000 acteurs de la ville sous les gratte-ciel de la capitale malaisienne et qui s’est achevé le 13 février. Mais sous les ors de la République des nations et l’éclat des sourires Colgate se réglait l’une des questions les plus chaudes du siècle à venir : l’encadrement de l’urbanisation galopante de notre planète.
Les ambitions du sommet, entérinées par une double feuille de route, sont à la hauteur. D’une part, le 11e Objectif du développement durable (ODD), adopté en septembre 2015 par les États membres de l’ONU, encourage à «faire en sorte que les villes et les établissements humains soient ouverts à tous, sûrs, résilients et durables ».
D’autre part, le texte du Nouveau Programme pour les villes, promulgué en 2016 au sommet de Quito dans le cadre du Programme de l’ONU
pour les établissements humains (ONU-Habitat), s’attaque de front à la question de l’urbanisation et à ses risques.
Il s’agit d’abord d’éviter une catastrophe socioéconomique. Selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), 3,5 milliards de quidams, soit 50% de l’humanité, vivent aujourd’hui en ville. Ils seront près de 6,5 milliards en 2050. Or les espaces urbains sont particulièrement propices à la concentration de l’extrême pauvreté. Alors que 828 millions de personnes vivent déjà dans des bidonvilles, essentiellement dans les pays en développement, 95% de la croissance de la population urbaine dans le monde aura lieu dans ces mêmes pays. Le Nouveau Programme pour les villes s’engage ainsi à «ne pas faire de laissés-pour-compte» et à «mettre fin à la pauvreté sous toutes ses formes ».
Il s’agit ensuite d’anticiper un cataclysme environnemental: n’occupant que 2% de la surface continentale mondiale, les villes produisent plus de 70% des émissions de dioxyde de carbone, consomment de 60 à 80 % de l’énergie mondiale et produisent 70% des déchets. La croissance des villes fait pression sur les réserves d’eau douce et les terres cultivables, et bouleverse la biosphère. Le texte de Quito, en promouvant le principe de durabilité, fait de l’allégement de leur emprise écologique un enjeu capital. Les World Urban Forums, réunissant tous les deux ans des dirigeants politiques, des membres d’ONG internationales, des associations de citadins et de grands bailleurs de fonds, ont précisément pour but d’élaborer les moyens d’atteindre ces grands objectifs fixés tous les vingt ans.
Belles paroles
Mais derrière les grandes déclarations, les réalisations concrètes peinent encore à émerger. «Le sommet de Quito a donné lieu à beaucoup de paroles, mais à peu d’engagements concrets», affirme sous anonymat un collaborateur de l’ONU présent aux négociations de Quito. Les dissensions entre États auraient considérablement édulcoré la feuille de route des World Urban Forums. Simple exemple: la mention des LGBTQI dans la liste des «communautés vulnérables», souhaitée par le Canada au lendemain de la tuerie d’Orlando, a été rejetée par l’Iran, la Russie et le Vatican, après des journées de tractations. De la même manière, le terme «démocratie» n’y figure pas, rejeté par les États autoritaires de la planète. «Chaque point-virgule a fait l’objet de négociations acharnées. Cela a abouti à un texte vague, vidé de toute substance. »
Résultat: un texte de 23 pages, chargé d’ellipses et de répétitions, qui manque cruellement d’indicateurs précis quant à la manière de promouvoir les grands principes qu’il énonce. Pire, ce texte, à la différence de l’Accord de Paris adopté lors de la COP 21, n’est pas «contraignant » pour les États membres. «C’est une série de constats généraux et de belles promesses, dont rien ne nous indique qu’elles seront effectivement mises en place», conclut le diplomate. Le relatif désintérêt des nations du monde pour cet enjeu de première importance peut ainsi se lire à travers la faiblesse des moyens: un budget annuel de 180 millions de dollars — alors que celui des grands programmes de l’ONU se chiffre souvent en milliards. «Compte tenu de l’ampleur du problème, l’ONU peut faire beaucoup mieux», affirme Saskia Sassen, sociologue et économiste, spécialiste de la question des villes et invitée d’honneur du Sommet de Quito.
Sur le fond, le sommet a laissé de côté nombre de questions essentielles. Eric Huybrechts, directeur des affaires internationales de l’Institut d’urbanisme de Paris Île-deFrance et présent à la conférence de Kuala Lumpur, pointe ainsi un certain nombre de manques et de contradictions. L’informel, pourtant reconnu par le Nouvel Agenda urbain comme mode légitime de développement de la ville (car responsable de près de 50 % de la croissance urbaine), ne bénéficierait d’aucun outil pour le planifier. «Aujourd’hui, ce type d’urbanisation est illégal dans la plupart des villes du monde, ce qui pousse les pauvres à s’installer dans les zones inconstructibles ou inondables et en fait les principales victimes des catastrophes naturelles. »
De même, la question de la financiarisation croissante des villes n’aurait pas été abordée. «L’ampleur des inégalités, donc des flux financiers internationaux, encourage, au coeur de Dubaï, de Phnom Penh ou de Beyrouth, à la surproduction de logements de luxe, qui expulsent les populations des coeurs des villes. »
En pleine crise du logement, les autorités égyptiennes dépensent ainsi des milliards pour la création de 32 villes nouvelles dont la plupart sont aux trois quarts vides, faute de clientèle assez aisée pour s’y loger. Plus globalement, Eric Huybrechts note un manque de volonté étatique et de la part des grandes organisations internationales, comme la Banque mondiale ou le FMI, à combattre les effets pervers d’une urbanisation trop libérale. Pourtant, «le sens des World Urban Forums est précisément de pallier ces manques. Ils sont l’occasion exceptionnelle d’une rencontre entre tous les types d’acteurs de la ville pour élaborer des solutions innovantes».
Levier d’influence
Pour la plupart des protagonistes du développement urbain, cette conférence bisannuelle reste donc un événement qui va dans le bon sens. « Depuis la création d’ONUHabitat en 1976, ces sommets ont donné une visibilité fantastique aux projets d’urbanisme alternatifs à travers le monde. Ils permettent de promouvoir auprès des décideurs des modes de gouvernance plus participative, qui reposent sur les collectivités locales en concertation avec les habitants des villes. » Il est surtout un levier d’influence pour les acteurs de la société civile sur les bailleurs de fonds internationaux.
La Banque mondiale, qui ne finançait la culture que sous l’angle de sa valorisation touristique — donc de sa monétisation —, aurait changé de paradigme grâce à Habitat III et s’intéresserait à des projets de mise au service de la culture pour le développement. Pour Saskia Sassen, c’est déjà ça : « L’échelle onusienne n’est qu’une échelle d’action parmi de nombreuses autres. Pour que les efforts des Nations unies aient réellement un impact, il faut des initiatives concrètes dans chaque pays, chaque ville, chaque entreprise de construction, chaque communauté de citoyens. »
Selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), 3,5 milliards de quidams, soit 50% de l’humanité, vivent aujourd’hui en ville. Ils seront près de 6,5 milliards en 2050.