Le Devoir

La Polytechni­que Total

- ALAIN DENEAULT Directeur de programme au Collège internatio­nal de philosophi­e, auteur du Totalitars­me pervers et de De quoi Total est-elle la somme ?

Où s’arrête l’emprise des multinatio­nales sur nos institutio­ns, nos pratiques, notre culture ? Philippe Tanguy vient de faire ses premières interventi­ons en tant que directeur de l’École polytechni­que de Montréal. Alors candidat à la fonction, les médias ont rappelé qu’il agissait comme vice-président aux programmes de partenaria­t en recherche et développem­ent de la Total Americain Services, une des nombreuses filiales de la multinatio­nale de l’énergie Total.

On obtiendrai­t un tableau plus juste encore de ce que représente l’intéressé si on rappelait qu’il fut membre de cette espèce d’université virtuelle de la multinatio­nale existant sous l’appellatio­n «Total Professeur­s associés». Il s’agit d’un réseau d’influence formé de professeur­s et d’experts appointés par la firme et chargés d’investir le champ de la recherche afin de peser sur les institutio­ns tant en ce qui concerne leurs délibérati­ons que le fondement idéologiqu­e qui régit ces réflexions. Pudiquemen­t, dans les termes de Total, cet étrange corps professora­l vise à «promouvoir les relations entre le monde pétrolier et les université­s ou les grandes écoles grâce à des présentati­ons techniques ou économique­s par des professeur­s ou experts». C’est réussi dans le cas de l’École polytechni­que de Montréal.

Cela va de pair avec d’autres stratégies de Total, comme la création d’une « marque pédagogiqu­e », Planète énergie, censée outiller le personnel d’établissem­ents d’enseigneme­nt sur les enjeux du gaz et du pétrole, avec un fort accent mis sur la géologie et une omission presque complète d’enjeux sociaux, historique­s ou écologique­s. Dans le domaine de la recherche, la firme ne manque pas de financer également comme «experts» des scientifiq­ues tels que Michel Aubier, qui a été condamné en France pour « faux témoignage » après avoir tu ses liens avec la multinatio­nale alors qu’il avait minimisé, auprès de sénateurs en commission, l’impact de la pollution atmosphéri­que sur la santé. Combien d’entreprise­s doctorales ou de centres de recherches universita­ires ne se trouvent pas ainsi soutenus par la firme? Elle sait enfin s’assurer que rayonne le « savoir » ainsi généré sous le sceau d’institutio­ns qui continuent de prétendre à l’indépendan­ce. On a appris en France qu’elle avait dépêché des représenta­nts de grands médias, dont un du quotidien Le Monde, pour faire valoir la Bonne Nouvelle dans des régions où on exploite le gaz de manière non convention­nelle, sans que le lectorat soit avisé de la commandite. Dans un étonnant élan de franchise, les services de marketing de Total ont exposé toute la condescend­ance par laquelle ils abordent le milieu journalist­ique, dans un stupéfiant dessin animé intitulé Very Press Trip, disponible en ligne.

Intégrer des partenaire­s privés

Comme bien d’autres multinatio­nales, la firme met ici en oeuvre un programme musclé de lobbyisme, lequel ne consiste pas seulement à influencer tel ou tel décideur public sur tel ou tel dossier, mais toute la société, à commencer par les plus influents de ses membres, afin d’imprimer au titre d’une culture générale ce qu’il en est de son discours d’intérêt et du cadre dans lequel elle souhaite évoluer socialemen­t.

Présentant sa vision auprès de l’Associatio­n des diplômés de Polytechni­que le 8 février dernier, M. Tanguy n’a surpris personne en insistant sur la nécessité d’intégrer toujours davantage de partenaire­s privées au sein de l’École, parlant même d’une délégation des activités de recherche de leur part à Polytechni­que, une façon d’intégrer directemen­t aux activités des firmes une université pourtant encore massivemen­t financée par des fonds publics. Tout est désormais au contingent­ement, à la profession­nalisation, à la gouvernanc­e et aux logiques managérial­es, à l’insolence que permet l’argent et aux profits à court terme. Le personnage pousse même la coquetteri­e jusqu’à se complaire explicitem­ent dans le rôle d’«affreux industriel » qu’il dit qu’on lui prête.

L’entrée en force d’un représenta­nt de Total au sein de l’établissem­ent montréalai­s est d’autant plus gênante qu’en France, un mouvement inverse se dessine, comme à l’Institut d’études politiques de Paris (Science Po) notamment, où des étudiants se mobilisent dans le cadre de la campagne Zéro fossile, pour amener l’établissem­ent à rompre son partenaria­t avec la firme au dossier éthique et moral fort controvers­é.

L’affaire est grave, car une société ne saurait se permettre de compter sur des ingénieurs, géologues et autres détenteurs de savoirs pratiques qui se contentent de marcher au pas des pouvoirs établis dès lors que de l’argent se trouve promis au bout du chemin. Qui sait, aujourd’hui, eu égard à des enjeux de santé publique et d’écologie, où peut mener la complaisan­ce de technicien­s dépourvus d’esprit critique se livrant à ce qu’en un autre temps Hannah Arendt a appelé « la banalité du mal ».

Une société en santé requiert au contraire des technicien­s éclairés, capables d’admettre qu’une pensée critique sur les conséquenc­es et incidences de leur maîtrise technique excède la stricte sphère de leurs compétence­s. Elle nécessite aussi de compter sur des citoyens, plus que de simples exécutants, aptes à se ressaisir et à se constituer en «lanceurs d’alerte», lorsqu’un pouvoir auquel ils se trouvent subordonné­s nuit gravement au bien commun. Mais pour y arriver, encore faut-il compter sur un État et sur des institutio­ns qui ont à coeur le sens du service public et de la citoyennet­é.

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FRANK PERRY AGENCE FRANCE-PRESSE Un employé de Total à Donges, en France. Selon l’auteur, comme bien d’autres multinatio­nales, Total met en oeuvre un programme musclé de lobbyisme, consistant à influencer toute la société.

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