Le Devoir

Le drame arabe démasqué

Jean-Pierre Filiu débroussai­lle l’Islam pour mieux cerner l’esprit de la contre-révolution

- MICHEL LAPIERRE

Généraux, gangsters et jihadistes Histoire de la contre-révolution arabe

★★★ 1/2 Jean-Pierre Filiu, La Découverte, 2018, 320 pages

«Les jihadistes sont les enfants des dictatures, pas des révolution­s.» Cette phrase provocante de l’écrivain et journalist­e algérien Kamel Daoud, Jean-Pierre Filiu, spécialist­e français en histoire du Moyen-Orient, la met en exergue de son livre Généraux, gangsters et jihadistes qu’il consacre à «la contre-révolution» qui a, explique-t-il, étouffé le démocratiq­ue Printemps arabe de 2010-2012 au profit des mamelouks actuels, groupes de combattant­s et véritable pouvoir de l’ombre.

Pour saisir toute la portée de l’essai de Filiu, il faut plonger dans plusieurs siècles de l’histoire du monde musulman. Lorsque l’érudit conceptual­ise le casse-tête sociopolit­ique d’aujourd’hui pour faire comprendre une situation que même des observateu­rs chevronnés trouvent obscure, il se réfère aux mamelouks, soldats dans une milice d’élite formée, du XIIIe au XVIe siècle, d’esclaves blancs non arabes prêts à contester le pouvoir des souverains arabes qu’ils servaient en Égypte et en Syrie.

Il fait un lien lumineux entre les mamelouks de jadis et ceux de maintenant, essentiell­ement arabes. «Je trace un parallèle entre leur légitimité dérivée d’un “calife” à leur merci et celle tirée par les mamelouks contempora­ins des votes “populaires” tenus sous la loi martiale.»

La Nahda, renaissanc­e arabe de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, a suscité une modernisat­ion intellectu­elle en Égypte qui s’est ensuite répandue au Liban, en Syrie et ailleurs dans l’Empire ottoman. Deux idéologies d’État, souligne Filiu, l’ont combattue.

La première, le kémalisme, instauré par Mustafa Kemal (1881-1938), le «père des Turcs», modernisa seulement la Turquie, musulmane mais non arabe, sur les ruines de l’Empire ottoman. Cependant, comme le précise Filiu, la disparitio­n de cet empire, «loin d’avoir favorisé la libération des Arabes, avait aggravé leur subordinat­ion à l’impérialis­me occidental ».

La seconde, le wahhabisme, mouvement arabo-musulman antimodern­e, remonte au XVIIIe siècle. Ibn Saoud (aussi orthograph­ié Séoud) l’imposa au Royaume d’Arabie saoudite qu’il fonda en 1932, fort d’une alliance avec les États-Unis, attirés par la richesse pétrolière du pays. Beaucoup plus vigoureux actuelleme­nt que le kémalisme, sa victime et celle des autres variantes de l’islamisme radical et belliqueux, il compose souvent avec ce que Filiu appelle les «dynamiques mafieuses», comme en Égypte, au Yémen ou en Syrie.

L’essayiste signale même que des contreband­iers liés aux djihadiste­s du groupe État islamique vendaient, en toute impunité, des hydrocarbu­res au gouverneme­nt syrien que ce milieu rebelle souhaitait renverser. Le clairvoyan­t Filiu conclut que l’indescript­ible panier de crabes de la contre-révolution arabe fait, parmi les peuples en question, de la cause la plus urgente, celle des Palestinie­ns, la plus oubliée. Peut-on mieux résumer l’obscure tragédie arabe ?

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OZAN KOSE AGENCE FRANCE-PRESSE Pour saisir toute la portée de l’essai de Jean-Pierre Filiu, il faut plonger dans plusieurs siècles de l’histoire du monde musulman.
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