Le Devoir

Une sombre histoire de blues

Hari Kunzru transforme un canular musical en voyage au bout de l’enfer

- CHRISTIAN DESMEULES

Larmes blanches

★★★ 1/2 Hari Kunzru, traduit de l’anglais par Marie-Hélène Dumas, JC Lattès, Paris, 2018, 300 pages

Nous plongeant d’abord dans le New York des hipsters, le cinquième roman d’Hari Kunzru (L’illusionni­ste, Dieu sans les hommes), né à Londres en 1969 d’un père indien et d’une mère anglaise, bascule peu à peu dans la fable sombre — et toujours actuelle — de la question raciale aux États-Unis. Seth, le narrateur de Larmes blanches, a fait la rencontre de Carter dans une université de la Nouvelle-Angleterre. Blond avec des dreadlocks, issu d’une riche famille qui contrôle un petit empire carcéral aux États-Unis, ce dernier possède la meilleure collection de vinyles, les meilleures drogues, il avait fait de la randonnée dans les montagnes du Népal et surfé en Namibie.

Et pour Carter, la cause est sans appel, la meilleure musique venait du passé et avait été faite par les Noirs. Point à la ligne. R & B, afrobeat des années 1970, dub jamaïcain. À ses yeux, cette musique était tout simplement plus intense et plus «authentiqu­e» que tout ce que faisaient les Blancs.

À leur sortie de l’université, les deux amis devenus colocatair­es vont s’installer à New York et créer un studio spécialisé dans le son vintage, tournant le dos par idéologie et purisme aux ordinateur­s en produisant quelques bands de hip-pop.

Tombé par hasard sur un chanteur qu’il enregistre à son insu dans un parc, Seth déploie ses talents de bidouilleu­r en créant de toutes pièces un faux blues d’un certain Charlie Shaw, chanteur et guitariste de blues. Un enregistre­ment — une pure illusion — qu’ils vont diffuser sur les réseaux sociaux, où il sera vite jugé comme particuliè­rement «authentiqu­e», circa 1938, par un certain nombre d’amateurs de blues. «Trois minutes de noirceur relâchées dans le monde. »

Avec ce qui n’était au départ qu’une sorte de canular pour happy few, Larmes blanches va basculer dans une étrange zone de turbulence lorsqu’un vieux collection­neur prétend avoir connu Charlie Shaw, à Jackson dans le Mississipp­i.

Dès lors, le roman va se transforme­r en une histoire de vengeance et de mauvais karma familial, où sont en cause profits privés et exploitati­on de la misère publique. Avant de glisser vers le paranormal et d’aborder la question de l’appropriat­ion culturelle — lorsqu’un individu d’une culture dite dominante s’approprie et reproduit les codes d’une culture minoritair­e, scrupules dont l’écrivain, pour notre plus grand bonheur, ne s’embarrasse pas.

Seth va ainsi découvrir qu’il n’existe pas de frontière nette entre la vie et la mort. On plonge avec lui dans le Mississipp­i, en prison, dans la réalité des Noirs américains à l’heure de la ségrégatio­n. On peut, nous dit-il, ne pas croire à la couleur de la peau, mais en prison, que l’on soit en 1950 ou en 2018, la couleur de la peau croit en vous…

Avec une certaine maîtrise, et malgré un récit qui s’enlise un peu à michemin, Hari Kunzru poursuit son exploratio­n des zones grises et poreuses qui sont à la lisière des cultures et des identités.

Tout comme dans L’illusionni­ste, roman picaresque dans lequel un jeune Indien métissé prenait l’identité d’un jeune Anglais «pure laine» avant de s’embarquer pour l’Angleterre, Kunzru y déploie avec précision son art de l’ironie.

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BRYAN BEDDER GETTY IMAGES / AGENCE FRANCE-PRESSE Le Britanniqu­e Hari Kunzru poursuit son exploratio­n des zones grises et poreuses qui sont à la lisière des cultures et des identités.
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