Le chant de la douleur
L’héroïne du film Une femme fantastique mérite amplement le qualificatif en question
Il arrive souvent qu’au décès d’une personne ayant refait sa vie, l’ancienne et la nouvelle famille s’affrontent. Entre la progéniture issue d’une première union et celle née d’une seconde, les conflits potentiels sont nombreux, à l’instar des chicanes entre partenaires numéro un, deux, etc. Le niveau d’acrimonie, le cas échéant, variera. Dans le film Une femme fantastique, il atteint des sommets alors qu’après la mort de son conjoint, Marina fait face à l’hostilité de l’exfemme et du fils du défunt. Ces derniers, à l’évidence, voudraient la voir disparaître. C’est que Marina est une femme trans, et cela, ça ne passe pas.
Auteur du merveilleux Gloria, dans lequel une femme approchant la soixantaine réapprend à aimer et surtout à s’aimer, Sebastian Lelio crée avec Une femme fantastique une autre héroïne mémorable.
Elle l’est d’autant plus que, comme sa prédecesseure, Marina est le genre de figures habituellement confinées aux marges dans un cinéma traditionnel lent à se départir de ses ornières de genres et d’identités.
Forme en phase
Primé à la Berlinale, le scénario coécrit par Lelio et Gonzalo Maza est très habile dans sa présentation patiente du couple: Orlando, celui qui va mourir, et Marina, celle qui lui survivra. Il est de 30 ans son aîné, mais la profondeur et la sincérité de leur amour ne fait pas de doute, en témoignent ces regards complices et ces silences dont l’un et l’autre des amants devinent la teneur.
Lorsqu’une rupture d’anévrisme frappe Orlando, une mauvaise chute cause des ecchymoses sur son corps, marques sur lesquelles l’hôpital, la police et, surtout, l’ex-femme et le fils du mort jetteront leur dévolu et leurs regards soupçonneux. Dans leurs yeux à tous, on peut lire méfiance et dégoût.
Éplorée, Marina est donc forcée de s’extraire de la torpeur engendrée par le choc. La soupçonne-t-on vraiment de meurtre? Ou ne s’agit-il là que d’une excuse pour s’acharner sur elle, incarnation d’une différence honnie? En la tenant loin des obsèques, on ne cherche pas tant à nier sa réalité que celle de sa relation avec Orlando.
Des enjeux que le film développe avec subtilité. Lelio traduit la nature insidieuse des insinuations et nondits au moyen d’une mise en scène qui, pour un temps, se referme sur la protagoniste dont l’existence même semble gêner. Or, un certain style, un certain panache prévalent. Ceci, en phase avec le tempérament affirmé de Marina, femme colorée, femme de beauté.
Lumière prégnante
Dans l’adversité, Marina se tient debout, réfute et s’obstine. Devant sa sincérité absolue, la mesquinerie ambiante n’apparaît que plus évidente.
Isolée mais pas seule, elle continue de s’adonner à sa passion pour le chant. Elle y met son âme et le reste. Tout ce que la laideur du monde ne peut lui enlever. Actrice trans dotée d’une voix prodigieuse, Daniela Vega irradie.
Témoin de ce parcours inspirant et lumineux malgré des zones d’ombres, le spectateur est invité à méditer sur ses propres réflexes, sur ses propres idées reçues. Et ce portrait de femme de s’imprimer durablement dans l’esprit, Marina n’étant pas femme à se laisser abattre, encore moins à accepter de disparaître.
Une femme fantastique (V.O., s.-t.f. et V.O., s.-t.a. de A Fantastic Woman)
★★★★ Drame de Sebastian Lelio. Avec Daniela Vega, Francisco Reyes, Luis Gnecco, Aline Küppenheim. Chili, 2017, 104 minutes.