Le Devoir

Heather O’Neill face à la beauté triste du Montréal des années 1920.

Hôtel Lonely Hearts explore la beauté triste du red light des années 1920 et 1930

- CHRISTIAN DESMEULES COLLABORAT­EUR LE DEVOIR Christian Desmeules

«Sans la Main, mes enfants, je crois bien que je détesterai­s Montréal», fait dire Jean Basile à l’un de ses personnage­s dans La jument des Mongols. C’était en 1964. Rencontrée dans un café du boulevard Saint-Laurent, Heather O’Neill nous revient avec une histoire mélancoliq­ue qui mélange la détresse et l’enchanteme­nt, où orphelins, enfants poètes, bandits, héroïnoman­es, pianistes de cinéma muet, clowns et prostituée­s s’arrangent et se mélangent dans le chaud Montréal des années 1920 et de la Grande Dépression.

Artère nord-sud vitale où circulent les cultures, les langues et les automobile­s, la Main, comme on l’appelait, est une frontière plus poreuse qu’autrefois. Une frontière qui est peut-être même aujourd’hui en train de s’effacer à l’heure où la nostalgie a peut-être déjà sonné. Qui, par exemple, se souvient du magasin Warshaw, à deux pas d’ici?

Née dans la métropole en 1973, Heather O’Neill, elle, s’en souvient. Et plus encore, l’écrivaine se souvient aussi de ce qu’elle n’a pas connu. Car nous sommes en plein coeur du quartier où elle a grandi. Celui où son père, né dans une petite maison rue Coloniale, à l’angle de l’avenue des Pins, a fait les 100 coups.

C’est sa ville, son quartier, son inspiratio­n. Et rien ne lui semble plus naturel que d’y inscrire les histoires qu’elle invente ou qu’elle transforme.

Montréal, « ville de péchés »

Son père, qui l’a élevée tout seul, était un formidable conteur, se souvient-elle en français. Il lui a en quelque sorte transmis le virus de l’exagératio­n et de la fiction. «Il était né en 1927 et avait travaillé étant jeune pour des gangsters. Il m’a raconté toutes ses histoires et ses mythologie­s de Montréal pendant les années 1930 et 1940. Pour lui, c’étaient les plus belles années de sa vie. J’adorais ces histoires-là et j’ai toujours eu le goût d’écrire un roman qui se passerait à cette époque.»

Heather O’Neill, qui s’est beaucoup documentée sur l’époque, s’est aussi simplement inspirée de ces histoires et de son quartier, en y ajoutant sa propre touche de réalisme magique.

«On a toujours cette idée que notre histoire, à Montréal, est un peu “corrompue”. C’est une ville de péchés. On a comme une nostalgie de la boue ici et une affection pour les enfants un peu sauvages et la vie bohème. Pour ça, et parce que la vie y est bon marché, Montréal est une bonne ville pour écrire des romans », croit-elle.

À la source de l’écriture du roman, l’écrivaine cite en vrac l’écriture érotique d’Anaïs Nin, un peu de Dickens, les films de Chaplin, Une saison dans

la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais («un texte qui m’a marquée quand j’étais jeune»), Gertrude Stein («pour la façon de jouer avec les phrases courtes»), la commedia

dell’arte, le théâtre de Molière et les contes pour enfants d’Eugène Ionesco qu’elle lisait à sa fille.

Un roman féministe

Le mélange très particulie­r de conte pervers pour enfants et de réalisme teinté d’un peu de fantastiqu­e est typique, elle l’avoue, de sa manière d’écrire. « Je joue toujours avec la noirceur et avec la clarté. J’ai une manière de créer des situations violentes ou difficiles, mais je le fais avec une certaine innocence et de jolis mots. C’est une façon d’attirer le lecteur.» Peutêtre aussi pour lui faire avaler la pilule amère des drames qu’elle élabore.

«Chaque jour, une personne est témoin de six miracles en moyenne, confie le narrateur du roman. Ce n’est pas que nous ne croyons pas aux miracles — nous ne croyons simplement pas que les miracles sont des miracles. Il y a tant de miracles partout autour de nous.»

Ce penchant pour les miracles invisibles et la fantaisie du quotidien, il lui vient de sa mère. «C’est comme ça que j’ai toujours vu la vie, poursuitel­le, et c’est ce que j’ai voulu capturer dans ma littératur­e. Dans la vie, je trouve que tout est magique et que

«La tristesse possède toutes sortes de vérités qui vous permettent d’éprouver de la joie.» Plongée fantasmée dans le Montréal des années 1920 et 1930, son red light et ses bas-fonds, Hôtel Lonely Hearts, le 3e roman de la Montréalai­se Heather O’Neill est l’histoire déchirante et mélancoliq­ue d’un duo d’orphelins éprouvés par la vie — et par les sévices que leur ont fait subir les religieuse­s. Lui est un prodige instantané du piano, elle a un talent inouï pour la danse et la pantomime. Rose et Pierrot feront le serment de se marier plus tard et de créer un cirque, amorçant une longue histoire d’amour impossible à la façon d’une course à obstacles. Nul doute que l’auteure possède une voix singulière et qu’elle a une obsession pour les personnage­s d’adolescent­s et les récits d’apprentiss­age — comme en font foi ses deux premiers romans. Un conte immoral à la beauté triste et tragique.

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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Pour Heather O’Neill, la Main, c’est sa ville, son quartier, son inspiratio­n.

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