Maxime Catellier et Robert Lévesque en duo
Les deux auteurs s’inquiètent de l’érosion du discours critique et de l’aplanissement des voix discordantes
«Comment prendre la parole dans une société qui a le dégoût du sens?» demande le poète et romancier Maxime Catellier dans Le temps présent, essai paraissant à l’enseigne de la collection Liberté grande, dirigée par Robert Lévesque. «Quels sont les lieux où peut s’exercer aujourd’hui une parole critique qui puisse être entendue dans le vacarme général, autrement qu’en prêtant l’oreille aux voix parallèles qui hantent les coulisses du spectacle?» ajoute-t-il plus loin, entre les pages de ce livre hurlant contre la muzak qui tapisse notre époque.
Nous avons réuni autour d’un thé l’écrivain originaire de Rimouski et le mythique ancien critique de théâtre au
Devoir (aussi de Rimouski), qui lance ces jours-ci Décadrages, recueil de souvenirs sur le cinéma. Conversation sur l’érosion du discours critique et l’aplanissement des voix discordantes.
Vous écrivez, Maxime, que vous aspirez en tant qu’écrivain à faire violence à la langue. Ce désir ne semble pas vastement répandu en littérature québécoise contemporaine. Pourquoi?
Maxime Catellier. L’appel de la normativité est extrêmement puissant. Dès que tu te mets à écrire apparaît au-dessus det a tête le «lecteur moyen», cette bestiole qui n’existe pas, et tu te dis: «Je veux que le lecteur moyen me comprenne.» C’est là qu’arrive la tentation du sujet-verbe-complément. Les éditeurs aussi exercent cette censure-là: «Ah, telle phrase est un peu alambiquée, tu devrais l’éclaircir.» En tant qu’écrivain, il faut se faire violence, pour faire violence à la langue. La littérature, ce n’est pas un mode d’emploi, c’est une aventure. Tous les écrivains naviguent entre lisibilité et illisibilité.
Robert Lévesque. Les jeunes n’ont pas assez lu Thomas Bernhard [écrivain autrichien]. Si tous les écrivains pensaient de leur pays ce que Thomas Bernhard pense du sien [beaucoup, beaucoup de mal], on aurait une littérature radicalement plus forte. En attendant, on a une littérature qui sert à distraire, à quelques exceptions près.
Vous semblez, Maxime, résister dans Le temps présent à votre propension pour la nostalgie, sans toujours tout à fait y parvenir. Avoir des enfants, enseigner dans un cégep, renoncer à la vie d’errance qui a été la vôtre, est-ce céder au conformisme?
MC. C’est évident que si je revois le jeune moi de 17 ans, qui part sur le pouce avec son ami Christophe et une édition de Rimbaud en poche pour faire le tour de la Gaspésie, on est très loin de ma situation actuelle de prof de littérature [à Valleyfield] et de père d’un petit gars de deux ans.
RL. Est-ce qu’il y a quelque chose de plus beau que d’avoir un petit gars de deux ans?
MC. Non ! Ce qui nous ramène à la réalité, comme les enfants, c’est souvent aussi ce qui nous en sort le mieux. Jamais mon petit gars ne me tire vers le bas. Quand il dit «wow» en regardant la neige qui tombe, il me rappelle à moi aussi que je devrais dire «wow» devant la neige qui tombe.
Pour éviter de baigner dans la nostalgie et de toujours chercher ce qu’on a perdu, il faut donc procéder à certaines ruptures et laisser derrière quelques espérances de jeunesse, pour en trouver des nouvelles.
Ce que vous venez de dire, Robert, au sujet des enfants qui vous émerveillent, pourrait étonner ceux qui ne connaissent que votre réputation de critique théâtral sans pitié. À quoi tient ce malentendu?
RL. Pourtant, je vous assure que je suis un être humain et on n’est pas un être humain si on n’est pas émerveillé par un enfant de deux ans. Si j’ai été très dur, c’est parce que j’avais la passion du théâtre. Quand je me faisais offrir de la merde, je le disais. Mais j’étais aussi bien placé pour le dire quand on m’offrait une fleur.
MC. Au Québec, on ne s’enthousiasme pas et on ne colère pas.
Vous écrivez, Maxime, ne jamais exiger qu’un livre vous offre la clé de quoi que ce soit. Est-ce difficile en tant que lecteur de ne pas tomber dans ce piège?
RL. Kundera disait qu’un roman réussi est un roman impossible à résumer. C’est vrai, à moins d’avoir du génie, comme le critique Angelo Rinaldi, qui avait résumé À la recherche du
temps perdu en une phrase: «Un festin de nuit où la mort passe les plats.»
MC. Les livres qui pognent beaucoup aujourd’hui abordent souvent tel problème de société très réel. On parle de l’émotion que ça nous fait vivre. Les gens veulent se reconnaître dans ce qu’ils lisent, et la critique verse souvent dans ce genre de lectures, alors que j’attends de la littérature qu’elle me sorte de moi.
Vos livres ont en commun une forme de pensée qui se laisse porter par son propre courant, dans la grande tradition de l’essai littéraire. J’insiste sur «littéraire», parce que le mot «essai» est au Québec un joyeux fourre-tout.
RL. J’ai fait ma spécialité de la digression. J’écris quelque chose et, en l’écrivant, un mot me donne une idée, je tourne, je reviens. Je procède à sauts et à gambades, comme dirait Montaigne.
C’est ce qu’on appelle écrire en prenant son temps. Tu pars pour écrire quelque chose et tu finis par écrire autre chose. C’est ça l’essai: réfléchir avec un souffle.
MC. C’est la beauté de la pensée. Si t’essaies de la forcer à passer par un chemin, elle va mourir d’elle-même.
En tant qu’écrivain, il faut se faire violence, pour faire violence à la langue. La littérature, ce n’est pas un mode d’emploi, c’est une aventure. Tous les écrivains naviguent entre lisibilité et illisibilité.
MAXIME CATELLIER
Le temps présent Maxime Catellier, Boréal, Montréal, 2018, 144 pages
Décadrages Robert Lévesque, Boréal, Montréal, 2018, 240 pages