Cinquante ans à penser le Québec
Devant l’abondance de chaînes spécialisées, Télé-Québec a-t-elle toujours sa raison d’être ?
«Si Télé-Québec n’existait pas, est-ce qu’il faudrait l’inventer ? Et si on pensait à l’inventer, quel serait le mandat qu’on lui donnerait? Est-ce qu’on reviendrait à ce genre de mandat original?» demande Yves Lever, historien, auteur et critique de cinéma, à propos de cette chaîne à vocation éducative apparue en 1968, 23 ans après l’adoption de la loi pour sa création. Et si Télé-Québec trahissait sa vocation d’origine, aurait-elle encore sa raison d’être? aurionsnous envie d’ajouter.
«À l’époque, Radio-Québec avait le droit d’avoir une antenne à condition que ce soit à caractère éducatif puisque l’éducation relevait des provinces. Il suffirait aujourd’hui que Télé-Québec ne fasse plus d’émissions éducatives, que quelqu’un aille au CRTC démontrer que son antenne lui a été accordée pour sa mission éducative, que la chaîne perdrait son antenne», croit l’écrivain, animateur et journaliste Gilles Gougeon.
Mission éducative
En août 1968, lorsque Gilles Gougeon devient le 30e employé embauché par Radio-Québec, il n’a que 25 ans, mais déjà 10 ans d’expérience comme reporter à la radio de RadioCanada — «je suis devenu journaliste pour payer mes études». Avec Jeannette Biondi, le jeune journaliste se voit confier la mission d’animer la première émission de Radio-Québec, En montant la rivière.
Constituée de 26 demi-heures, cette émission créée par Jacques Lacoursière sur l’histoire du Québec et du Canada s’adressait aux élèves de 4e secondaire. Or, Radio-Québec ne possédant pas encore d’antenne, avec l’aide du ministère de l’Éducation, la chaîne a acheté du temps d’antenne pendant 26 semaines sur des postes de radio privée couvrant le territoire du Québec afin que l’émission soit diffusée chaque mardi après-midi.
« On n’avait pas du tout l’impression d’être des pionniers, se souvient Gilles Gougeon. On trouvait ça normal qu’on offre à des jeunes de faire des choses qui cassaient le moule de ce que la génération précédente avait fait. On n’avait pas de stress, on avait du plaisir. N’oubliez pas qu’en 1968,
on donnait énormément d’espace aux jeunes. Il suffisait d’exprimer notre volonté de faire quelque chose pour qu’on nous ouvre les portes; on nous faisait confiance. On ne se demandait pas si on allait bousculer Radio-Canada ni Télé-Métropole, on n’était pas en compétition avec eux. On se disait qu’on allait faire quelque chose de nouveau. »
C’est d’ailleurs parce que RadioQuébec incarnait la nouveauté qu’elle a permis au jeune journaliste de vivre un moment mémorable en compagnie de John Lennon alors qu’il travaillait sur une émission consacrée à l’histoire mondiale de la musique (laquelle n’a jamais vu le jour).
«On était des centaines de journalistes et de groupies. À un moment donné, quelqu’un a dit: “Everybody
out, except Radio-Québec !” On est tombé sur le cul! Personne ne savait ce qu’était Radio-Québec en 1969 parce qu’il n’y avait pas d’antenne ni d’existence visuelle. Je suis resté seul avec John Lennon, Yoko Ono, le réalisateur et le preneur de son. J’ai passé une demi-heure au lit avec John Lennon pour parler de ses influences musicales. Il nous avait accueillis parce qu’on était une radio éducative», raconte celui que l’on retrouvera dix ans plus tard à Studio 1 et à L’objectif.
Bâtir une institution
Au cours de son histoire, Radio-Québec a connu des périodes mouvementées. Ainsi, en 1983, Radio-Québec voit sa tentative d’élargir le volet information échouer. En 1986, le rapport Gobeil remet en question l’avenir de cette chaîne éducative, culturelle et régionalisée. Des compressions budgétaires de 8 millions de dollars du gouvernement entraînent la mise à pied d’une centaine d’employés et la fermeture des bureaux régionaux. Et pourtant, RadioQuébec, qui allait devenir Télé-Québec en 1996, diffuse des émissions qui feront date.
«On a envie de regarder une chaîne de télé quand elle offre un service différent des autres. Dans ses différences, l’aspect éducatif a souvent été très important et RadioQuébec a bien réussi avec certains points, croit Yves Lever. Pensons à
Téléservice, animé par Claude Saucier, où on parlait de consommation, à Droit de parole, où Anne-Marie Dussault abordait des sujets d’actualité, à Parler pour parler où Janette Bertrand traitait de sujets de société. Les émissions pour enfants, dont
Passe-Partout, y ont aussi été très importantes. On y a diffusé beaucoup le cinéma québécois et des séries remarquables d’un point de vue éducatif et historique comme Bombardier,
Simonne et Chartrand .» Malgré les difficultés financières et des cotes d’écoute qui ne fracassent pas de records, Télé-Québec est demeurée fidèle au poste en demeurant fidèle à sa vocation d’origine, allant même jusqu’à imposer son sceau de qualité hors de son antenne.
«De la même façon que RadioCanada a homogénéisé la langue dans les années 1950, il y a eu une homogénéisation qui s’est faite quant à la qualité des émissions pour enfants grâce à Radio-Québec, note Gilles Gougeon. Les gens se sont habitués à Télé-Québec; mes petits-enfants regardent beaucoup Télé-Québec. Au bout de 50 ans, c’est une institution, qui sera toujours fragile financièrement. »
«Je pense que la télévision publique a la qualité de son défaut, ajoute M. Gougeon à propos de l’avenir précaire de la télévision traditionnelle. C’est une télévision qui est discrète, mais qui risque de passer sous le radar de ceux qui veulent aller chercher l’argent en télévision pour l’apporter sur les plateformes numériques. Ceux qui vont évoluer vont survivre, mais ceux qui s’accrochent au passé ne survivront pas longtemps dans un contexte mondial comme ça. »
Devant l’abondance des chaînes spécialisées (Artv, RDI, VRAK), TéléQuébec a-t-elle toujours sa raison d’être? Demeure-t-elle pour aussi pertinente? Si Gilles Gougeon croit en la qualité et en l’intelligence de l’offre télévisuelle pour les enfants de la génération Passe-Partout, Yves Lever se fait plus pessimiste.
«J’ai de la difficulté à penser qu’il faille absolument conserver TéléQuébec, parce que je ne sais pas si cette chaîne présente actuellement une quantité suffisante d’émissions originales que personne d’autre ne présente, affirme l’historien. Si TéléQuébec n’existait pas, personne ne voudrait l’inventer. Si elle disparaît, il n’y a pas beaucoup de gens qui vont pleurer parce que ce même produit, on le retrouve ailleurs, avec les mêmes personnes. »