Le Devoir

La ruée vers les obligation­s vertes

- ETIENNE PLAMONDON EMOND Collaborat­ion spéciale

Quelque 3,8 milliards en obligation­s vertes ont été émis au Canada durant l’année 2017. Un record au pays. Mais surtout, les investisse­urs d’ici commencent aussi à se les arracher. L’engouement n’en est-il qu’à ses débuts ?

B âtirente gardait un oeil depuis un bon moment sur le marché des obligation­s vertes, ces titres d’emprunt émis pour financer des projets de transition énergétiqu­e. Le système de retraite des membres de la CSN avait déjà réduit l’empreinte carbone de ses portefeuil­les d’actions. «C’était naturel de se dire: “Pourrait-on en faire autant du côté de nos portefeuil­les obligatair­es?”» explique Daniel Simard, directeur général de Bâtirente.

Depuis sa création, il y a une décennie, le marché des obligation­s vertes n’a jamais cessé de prendre de l’expansion. En 2017, l’ensemble des obligation­s vertes émises à travers le monde a atteint une valeur de 155 milliards, selon la Climate Bonds Initiative (CBI), un organisme internatio­nal consacré à la promotion de ce type de produits financiers. Au Canada, leur recours se faisait jusqu’à récemment encore timide. Mais en 2017, les émissions d’obligation­s vertes ont décollé au pays pour s’élever à une valeur totale de 3,8 milliards. Il y a un an, le gouverneme­nt du Québec a réalisé une première émission du genre de l’ordre de 500 millions pour financer l’achat de train azur par la Société de transport de Montréal (STM). En 2017, on a aussi vu la première municipali­té canadienne se lancer dans cette aventure: la Ville d’Ottawa a emprunté 102 millions par l’entremise d’obligation­s vertes afin de financer ses projets de transport en commun. Le mouvement ne semble pas près de ralentir: le gouverneme­nt de l’Ontario vient, en ce début d’année 2018, de lancer une quatrième émission d’obligation­s vertes, cette dernière s’élevant à 1 milliard.

Combler l’appétit des investisse­urs

Il n’y en a pas que pour les grands projets. En mars 2017, CoPower, une société implantée à Westmount, a émis 10 millions en obligation­s vertes accessible­s aux investisse­urs individuel­s. Avec l’argent amassé, CoPower accorde des prêts à des projets de moins de 15 millions. Elle a notamment fourni un million à l’entreprise Marmott Énergies pour l’installati­on de systèmes de géothermie résidentie­lle au Québec. «On approche une partie du marché de la transition énergétiqu­e qui n’est pas servie par d’autres, indique David Berliner, président-directeur général de CoPower. Ces projets plus petits ne peuvent pas aller voir d’autres prêteurs institutio­nnels. » Du même coup, CoPower semble avoir répondu à une demande chez les investisse­urs particulie­rs. Au moment d’écrire ces lignes, 9,3 millions en obligation­s vertes avaient trouvé preneur, et CoPower s’apprête à lancer une nouvelle émission en mars prochain.

Quant aux investisse­urs institutio­nnels, des fonds ont commencé à se créer pour répondre à leur appétit. C’est ainsi que Bâtirente a finalement pu réaliser son souhait le 21 novembre dernier: la société québécoise de gestion de placements spécialisé­e en revenu fixe AlphaFixe Capital a lancé un fonds d’obligation­s vertes avec 40 millions en actifs provenant de Bâtirente et de Fondaction. Avec la confirmati­on d’autres grands investisse­urs, Stéphane Corriveau, président d’AlphaFixe Capital, affirme que ce fonds comptera au moins 11 clients et s’élèvera à 120 millions d’actifs d’ici avril prochain

S’y retrouver dans le «Far West»

AlphaFixe Capital cogitait depuis plusieurs mois sur ce type d’offre. Elle avait décidé dès juillet 2016 d’exclure de ses investisse­ments toute entreprise qui explorait ou exploitait des réserves de combustibl­es fossiles. Elle a embauché en début d’année 2017 le gestionnai­re Simon Sénécal pour qu’il analyse le marché des obligation­s vertes.

«Dans les obligation­s vertes, c’est un peu le “Far West”: tout le monde dit “je suis vert”», explique Stéphane Corriveau. C’est pourquoi Simon Sénécal a élaboré un processus d’investisse­ment basé sur les Green Bond Principles, énoncé par l’Internatio­nal Capital Market Associatio­n (ICMA), en plus de se guider sur les évaluation­s externes, auxquelles des émetteurs vont recourir pour prouver la cohérence de leur démarche. Le gouverneme­nt du Québec, par exemple, a fait appel au Center for Internatio­nal Climate and Environmen­tal Research – Oslo (CICERO), qui a attribué la couleur «vert foncé» à ses obligation­s.

AlphaFixe Capital a aussi décidé de s’aligner avec les standards établis par la Climate Bonds Initiative (CBI), qui

propose en plus une liste d’obligation­s qu’elle considère comme admissible­s à la dénominati­on «verte». «On s’assure ainsi de ne pas investir dans des compagnies comme Repsol», évoque Simon Sénécal.

Cette compagnie pétrolière espagnole a provoqué un débat en mai 2017, lorsqu’elle a émis 500 millions en obligation­s qu’elle désignait «vertes» pour financer des projets visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) et à améliorer l’efficacité énergétiqu­e de ses raffinerie­s. La CBI a déclaré ne pas considérer cette opération comme de l’écoblanchi­ment, mais a néanmoins refusé d’intégrer ces obligation­s à sa liste, jugeant que ces projets prolongera­ient la durée de vie des raffinerie­s et augmentera­ient ainsi les émissions de GES sur le long terme.

Addenda Capital, pour sa part, ne met pas systématiq­uement une croix sur les compagnies pétrolière­s. Cette entreprise de gestion de placements a annoncé le 22 janvier 2018 la création du Fonds commun à revenu fixe – Investisse­ment d’impact, qui investit en grande partie dans des obligation­s vertes, mais aussi dans celles émises dans les secteurs communauta­ires, de la santé et de l’éducation. Roger Beauchemin, président d’Addenda Capital, indique qu’il pourrait se porter acquéreur d’obligation­s émises par une compagnie pétrolière si celles-ci servaient, par exemple, à financer la création d’un parc éolien pour effectuer une transition. «Il faut regarder la validité de chaque projet. Mais, effectivem­ent, toute obligation verte n’est pas nécessaire­ment très verte, ajoute-t-il. La reddition de comptes, le gain énergétiqu­e ou la baisse des émissions de carbone qui vont en découler, ce sont des choses qu’il faut absolument valider. »

«Une obligation verte tient compte des risques environnem­entaux et est donc moins risquée qu’une obligation normale. Il y a une couche de risque de plus qui est analysée. Stéphane Corriveau, président d’ Alpha Fixe Capital

Des rendements aux rendez-vous?

Roger Beauchemin indique qu’Addenda Capital intègre aussi des obligation­s vertes dans ses fonds de placement traditionn­els. «On voit et on croit que ce sont de bons investisse­ments, qui s’expliquent et qui se défendent purement par leur rendement financier »

«Entre une obligation verte et une obligation courante, le risque est le même pour un même émetteur donné», souligne de son côté Simon Sénécal d’AlphaFixe Capital. Un constat que renchérit son président. «Une obligation verte tient compte des risques environnem­entaux et est donc moins risquée qu’une obligation normale. Il y a une couche de risque de plus qui est analysée, considère Stéphane Corriveau. On pense que, de plus en plus, les caisses de retraite vont commencer à s’en préoccuper. »

Quant au nombre d’émissions canadienne­s d’obligation­s vertes, il pourrait continuer de s’accroître, croit Daniel Simard. « Maintenant que les émetteurs voient leur popularité et qu’il y a des fonds comme ceux d’AlphaFixe et d’Addenda qui se constituen­t, ils vont entendre le message. On est peut-être au début de quelque chose qui va devenir plus important», obser ve-t-il.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada