Le Devoir

Paralysie dans l’accès aux données en santé

Les délais interminab­les freinent la performanc­e du système public et les avancées scientifiq­ues

- ETIENNE PLAMONDON EMOND Collaborat­ion spéciale

Les chercheurs peinent toujours à accéder aux données du système public de santé. Un frein, disent certains, à l’améliorati­on de la gestion des établissem­ents et des décisions cliniques, et éventuelle­ment au développem­ent de l’intelligen­ce artificiel­le dans le domaine.

S ’ ils veulent obtenir des données médico-administra­tives du réseau public de la santé, les chercheurs doivent s’attendre à traverser un parcours du combattant. Pour que la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) leur fournisse des données anonymisée­s pertinente­s à leur recherche, ils doivent passer par la Commission d’accès à l’informatio­n (CAI) et prévoir de longs délais avant leur réception.

La situation préoccupai­t la plateforme publique de recherche CARTaGENE du Centre hospitalie­r universita­ire (CHU) Sainte-Justine, au point où elle a organisé en mai 2017 un colloque sur le sujet dans le cadre du congrès de l’Acfas. L’événement avait réuni des chercheurs universita­ires, mais aussi des acteurs privés et des représenta­nts de la RAMQ et de la CAI pour trouver des solutions.

Huit mois plus tard, «les choses se sont empirées», se désole Alexandra Obadia, directrice générale de CARTaGENE. «On est actuelleme­nt complèteme­nt paralysé dans les dossiers des chercheurs qui veulent avoir accès aux données médico-administra­tives de nos participan­ts.»

La situation s’avère d’autant plus ironique que les données concernant les 43 000 participan­ts à CARTaGENE sont déjà extraites. Ces derniers ont déjà accordé leur consenteme­nt à l’utilisatio­n de leurs données à des fins de recherches et, tous les deux ans, CARTaGENE les récupère pour contre-vérifier les réponses fournies à travers un questionna­ire. En revanche, CARTaGENE ne peut pas les fournir de manière anonymisée aux chercheurs avant que la CAI se prononce, même si leur démarche a été approuvée par un comité d’éthique. La raison? La Loi sur l’assurance maladie exige l’autorisati­on de la CAI, sans tenir compte du consenteme­nt du prestatair­e. Or, cette dernière semble débordée par les demandes, le délai de ses réponses mettant parfois en péril des projets de recherche.

«C’est extrêmemen­t frustrant. On essaie de remplir notre mandat, mais on est constammen­t bloqué, dit Alexandra Obadia. Il y a beaucoup de fonds publics qui ont été investis dans CARTaGENE pour accélérer la recherche et réduire les coûts. Il y a un manque de cohérence. »

Contributi­on à la science

«C’est vraiment la croix et la bannière pour avoir accès à ces données», déplore aussi Réjean Hébert, ex-ministre de la Santé désormais doyen de l’École de santé publique de l’Université de Montréal (EPSUM). «C’est triste, parce que par rapport à beaucoup d’autres pays, on a un système de santé unique et universel. Si on était capable d’exploiter ces données, on pourrait faire une contributi­on extrêmemen­t significat­ive à la science. »

Il souhaitera­it par ailleurs que les données soient centralisé­es, puisque certaines banques sont détenues par d’autres organismes que la RAMQ: on en trouve notamment au ministère de la Santé, à l’Institut national de santé publique (INSPQ) et à l’Institut national d’excellence en santé et services sociaux (INESSS). Réjean Hébert est impliqué depuis quelques années dans un projet qui vise à analyser la trajectoir­e des personnes âgées à travers les services de santé dans la région de Sherbrooke. «Il a fallu mettre ensemble six banques de données différente­s, donc obtenir l’autorisati­on de toutes les dépositair­es de ces banques», explique-t-il. «On a été capable de

le faire pour Sherbrooke parce qu’il y a un seul établissem­ent», ajoute-t-il. Réaliser la même démarche sur l’ensemble du Québec deviendrai­t beaucoup plus complexe.

«Dans le cas du cancer du sein, par exemple, ce serait intéressan­t de savoir quels sont les délais entre le diagnostic, la première fois que la personne est vue par un spécialist­e, puis le traitement chirurgica­l, de radiothéra­pie ou de chimiothér­apie. Pour reconstrui­re cette trajectoir­e, bonne chance! dit-il. On reste actuelleme­nt sur des impression­s et non pas sur des données, qui nous permettrai­ent de cibler les zones de notre système de santé qui représente­nt des goulots d’étrangleme­nt et sur lesquelles il faudrait travailler pour améliorer la santé de la population. »

Au-delà des questions de gestion, un meilleur accès à ces données permettrai­t de réaliser des recherches pour améliorer les décisions cliniques, juge-t-il. «Il y a des données qui pourraient être extrêmemen­t intéressan­tes pour vérifier si les approches qu’on a par rapport à certains traitement­s, même certains outils de diagnostic et d’imagerie, sont effectivem­ent performant­es.»

Il compare la situation avec celle de l’entreprise américaine Kaiser Permanente, offrant des soins de santé aux États-Unis, qui peut utiliser les données de ses adhérents, dont le nombre équivaut à la population du Québec, pour revoir ses façons de faire. «Je trouve ça inquiétant pour la pérennité de nos systèmes publics, confie-t-il, parce que s’ils ne sont pas performant­s, à un moment donné il y a des gens qui vont les remettre en question. »

Intelligen­ce artificiel­le

Le retard pourrait notamment s’observer dans le domaine de l’intelligen­ce artificiel­le, où les données constituen­t en quelque sorte la ressource naturelle ou le carburant. C’est du moins une préoccupat­ion pour An Tang, radiologis­te et chercheur au Centre de recherche du Centre hospitalie­r de l’Université de Montréal (CRCHUM). Il mène actuelleme­nt des recherches en collaborat­ion avec Polytechni­que Montréal et l’Institut des algorithme­s d’apprentiss­age (MILA), à travers lesquels il utilise des jeux d’entraîneme­nt pour intelligen­ce artificiel­le. Son but? Améliorer la détection du cancer du foie et des métastases. Actuelleme­nt, l’exercice se limite aux données de patients du CHUM. «Mais pour s’assurer que ces modèles sont généralisa­bles, il faudra par la suite les tester à l’échelle population­nelle », signale-t-il.

Il évoque le travail de chercheurs coréens qui ont entraîné un réseau de neurones artificiel­s avec plus de 5500 images d’échographi­e associées à 2800 patients pour leur permettre de déterminer le stade d’une fibrose du foie. Son taux d’exactitude s’élevait à 88 % à la fin de la démarche. «C’est un exemple concret d’une société techniquem­ent avancée, qui a un savoirfair­e informatiq­ue et qui s’est dit que, pour le bien commun, on va permettre l’accès à ces données pour de la recherche à très grande échelle», observe-t-il. Si ces innovation­s débouchent sur des applicatio­ns commercial­es, M. Tang juge que les Québécois seront forcés de se pencher sur la question.

«Est-ce qu’on va être une société consommatr­ice d’algorithme­s développés en Europe, aux États-Unis et en Asie ou des développeu­rs maîtres chez nous dans les algorithme­s appliqués à la santé ? Est-ce qu’on va utiliser les données de notre population comme jeu d’entraîneme­nt?» s’interroge M. Tang, qui croit que ces questions doivent faire l’objet d’un débat de société.

Quant à la question de la vie privée, Réjean Hébert s’explique mal les réserves, alors que la confidenti­alité et l’anonymat peuvent être assurés dans les processus. « On a un scrupule pour l’utilisatio­n de nos données à des fins de recherche pour améliorer nos systèmes de santé, remarque-t-il, alors qu’on n’en a pas pour Facebook, Google et même les assureurs qui utilisent nos données personnell­es pour être capables de faire des analyses actuariell­es sur ce qu’on va nous demander comme prime d’assurance […] Ce scrupule fait en sorte que le système public est désavantag­é par rapport au secteur privé.» CARTaGENE a développé de son côté un système rigoureux à travers lequel les renseignem­ents personnels et les données de santé sont séparés, puis un nouveau code est attribué à chaque participan­t lorsqu’un chercheur fait une demande pour éviter toute identifica­tion. Alexandra Obadia souligne ainsi qu’«il y a des moyens de sauvegarde­r le droit à la vie privée tout en donnant accès aux données».

«On est actuelleme­nt complèteme­nt paralysé dans les dossiers des chercheurs qui veulent avoir accès aux données » médico-administra­tives de nos participan­ts Alexandra Obadia, directrice générale de CARTAGENE

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ISTOCK Au-delà des questions de gestion, un meilleur accès à ces données permettrai­t de réaliser des recherches pour améliorer les décisions cliniques.

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