La bosse des maths à l’ère du big data : une formule qui change la vie
Dans un monde de plus en plus connecté et mobile, des quantités phénoménales de données sont générées quotidiennement par les téléphones intelligents, les réseaux sociaux, les transactions en ligne et les systèmes de géolocalisation. Ce ne sont là que quelquesunes des multiples sources de ce qui est communément appelé le big data, ou données massives. Dans les domaines de l’énergie, du transport, du commerce, de la finance, de l’ approvisionnement et de la santé, l’ utilisation de ces données constitue une matière première de grande valeur puisqu’elles aident les organisations à maximiser les processus et la prise de décision.
«Jamais auparavant l’humanité n’a eu autant d’information à sa disposition. Il s’agit bel et bien d’une révolution ! » explique en entrevue le Pr Andrea Lodi, titulaire de l’unique Chaire d’excellence en recherche du Canada sur la science des données pour la prise de décision en temps réel. « Nous pouvons maintenant obtenir des données à peu près partout, des appareils photo et des téléphones bien entendu, mais aussi à partir de l’activité en ligne et d’édifices dotés de capteurs. La question qui se pose est: “Comment pouvons-nous utiliser ces données pour prendre des décisions qui amélioreront la vie des gens ?” »
En 2015, Polytechnique Montréal marquait un grand coup en recrutant cet éminent chercheur italien, un chef de file international de la recherche en programmation linéaire et non linéaire mixte, pour le nommer titulaire de cette chaire.
Dans le cadre de ses recherches en «optimisation mathématique», un sous-domaine des mathématiques appliquées, M. Lodi conçoit des algorithmes visant à formuler des stratégies optimisées pour la prise de décision. «Mon travail consiste à concevoir des applications qui peuvent recueillir des données, les interpréter et décider de leur utilisation la plus efficace dans le but de fournir des réponses concrètes, précise-til. Par exemple, comment rendre nos villes plus intelligentes ou maximiser les opérations liées à la circulation automobile, comme les livraisons de colis, de façon à ce qu’elles soient plus rapides et moins polluantes.»
«De nos jours, les personnes responsables de la circulation automobile sont en mesure de recevoir d’énormes quantités de données, poursuit le chercheur. Les gens font des appels sur leur téléphone cellulaire, les caméras et les capteurs installés dans la rue fournissent des informations; ce sont toutes des données en temps réel. En cas d’accident ou d’intempéries, il faut pouvoir réagir en temps réel et l’analyse des données, si on la jumelle à des algorithmes, aide à réagir rapidement et efficacement.»
De meilleures décisions… jusque dans la salle d’opération
M. Lodi veut ainsi participer à une gestion plus intelligente et optimale des ressources planétaires limitées et aider les gens à prendre des décisions éclairées, en temps réel, selon les situations auxquelles ils font face.
Fondées sur la théorie mathématique et la science décisionnelle, les applications conçues par la chaire d’excellence permettent aux gens et aux organisations d’améliorer leurs services en les personnalisant et en tenant compte des environnements, des besoins et des comportements individuels de leurs clients ou usagers. «Ces outils permettent de prendre les meilleures décisions possible en tenant compte de multiples facteurs. »
Cette possibilité a vivement attiré l’attention de la Dre Héloïse Cardinal, néphrologue et chercheuse au CHUM. Pour pouvoir aider ses patients à décider s’ils devraient consentir ou non à une greffe de rein, elle a proposé à M. Lodi de développer un outil d’aide à la décision intelligent, basé sur des modèles de prédiction pour donner au patient une meilleure idée des chances de succès du transplant lorsqu’un organe devient disponible.
Il faut savoir que pour un patient en attente d’une greffe de rein, accepter ou refuser un greffon qui lui est proposé peut se révéler une décision difficile. Le patient n’a que quelques heures pour se décider et il doit prendre en compte un grand nombre de facteurs : l’état du donneur — le fait qu’il soit vivant ou non —, son âge, sa condition de santé, les chances de compatibilités, etc.
En effet, la qualité du greffon et sa compatibilité tissulaire avec le receveur ont des répercussions sur le nombre d’années que le receveur pourra vivre avec — presque la moitié des greffons rénaux ne sont plus fonctionnels après 13 ans. Par ailleurs, refuser un greffon signifie demeurer plus longtemps sous dialyse pour maintenir sa condition. Or, plus un traitement en dialyse est long, plus le succès d’une greffe à venir est compromis.
«Actuellement, le seul outil d’aide à la décision pour les greffes du rein est basé sur une base de données américaine et fournit des indications moyennes et assez générales sur ce qui risque d’arriver si un patient dit oui à une greffe: prédictions de survie du greffon, etc., explique la Dre Cardinal en entrevue. L’outil que nous développons vise à répondre aussi à l’autre question, c’est-à-dire ce qui risque d’arriver si le patient refuse la greffe, notamment quel sera le temps d’attente probable avant d’avoir une offre d’organe selon le profil du patient.»
Un outil qui pourrait changer la pratique médicale
La Dre Cardinal et le Pr Lodi travaillent donc à modéliser ces réponses en utilisant les bases de données de Transplant Québec et les bases de données provenant des ÉtatsUnis. «Les premiers modèles devraient être prêts d’ici un an et il faudra alors voir comment l’outil est reçu dans la communauté scientifique sur les plans national et international», poursuit la Dre Cardinal. Chose certaine, elle espère que cette innovation servira à mieux informer les patients en attente d’une greffe du rein et, à terme, à changer la pratique médicale au Québec.
L’utilisation de cet outil pourrait-elle un jour être étendue à d’autres types de greffes d’organes? «Peut-être, mais il faut prendre en compte le fait que dans le cas d’une transplantation du rein, les patients ont le loisir d’attendre et de dire non parce que le traitement de dialyse peut remplacer la fonction rénale. Mais pour d’autres organes vitaux, comme le foie, le coeur ou les poumons, les patients sont souvent plus pressés et n’ont pas le choix de dire oui. Alors il faudrait voir comment l’outil pourrait s’adapter à ces autres réalités. »