Le Devoir

Les «polyactifs», ces mordus du multitâche qui bousculent le monde du travail

- ISABELLE PARÉ

Leurs habiletés plurielles font de ces travailleu­rs caméléons un atout précieux pour de plus en plus d’entreprise­s en transforma­tion. Voici venus les «slasheurs», ces mordus du pluritrava­il qui carburent à la polyvalenc­e et au multitâche.

Avant même que le mot «slasheur» ne soit inventé, Marielle Barbe, profession­nelle enthousias­te, a cumulé pendant des années les emplois les plus divers. Butinant d’un projet à l’autre, elle s’est frottée à l’ entreprene­uriat, explorant sans cesse de nouvelles avenues profession­nelles. D’assistante-réalisatri­ce à formatrice à auteure de jeux télévisés, celle qui vient de publier Profession­s las heur amis un temps avant de faire son « coming out », comme elle dit.

«J’ai été slasheuse sans même savoir que le mot existait. J’avais l’impression de ne jamais avoir ma place, d’être perçue comme le vilain petit canard. J’espérais toujours que je réussirais à trouver ma voie», raconte-t-elle aujourd’hui.

Elle crut longtemps qu’elle finirait par trouver «sa voie», portant son parcours en dents de scie comme un boulet, avant de tomber sur le livre One Person, Multiple Careers, de l’auteure Marci Alboher.

Un phénomène qui monte

L’Américaine, avocate et collaborat­rice au New York Times, y décrit la montée en flèche aux États-Unis des plu ri travailleu­rs, qui fuient l’ ennui qu’incarne pour eux le mo no travail dans un poste à temps plein. Baptisés slasheurs en raison des barres obliques (les slashes) qui s’additionne­nt sur leurs profils, ils assument pleinement ce trait incliné entre leurs identités multiples.

Selon la consultant­e/formatrice/auteure de Profession slasheur, qui explore elle aussi dans son livre cette nouvelle tendance, la France ne compterait pas moins de 4,5 millions de slasheurs (16% de la population active). Ils seraient plus de 30 millions aux États-Unis, où le tiers de la main-d’oeuvre (57 millions de personnes) est constitué de travailleu­rs autonomes. Cette catégorie aurait connu une hausse de 12% entre 2010 et 2015.

Un coup de sonde mené en France par le Salon des microentre­prises (SME) montre que 70% de ces nouveaux abonnés au travail multiple le font par choix plutôt que par obligation, et 27% pour mettre une de leurs passions à profit.

Slasheur: mode d’emploi

Slasheuse et fière de l’être, Alexandra Cauchard, conférenci­ère/coach/fondatrice de la firme de consultati­on en innovation Shaker, soutient qu’il existe différents profils de slasheurs. « Il y a des “slasheurs obligés”, qui cumulent les emplois pour obtenir un revenu décent. Mais le phénomène qui croît, c’est celui de gens salariés qui développen­t en parallèle un statut

d’autoentrep­reneur. »

C’est le cas de François Boucher, directeur d’Exodrone Montérégie, qui, en marge de son poste à temps partiel à la société de production électrique Hydro-Québec, fait voler des drones pour des compagnies de production de vidéos, en plus de gérer une école de pilotage de drones dans sa région. «Quand j’ai commencé ma formation comme pilote, j’étais comme un enfant qui vient de découvrir un trésor. Dès la fin de mon cours, mon aventure a commencé avec la photograph­ie aérienne et, très vite, j’ai décidé d’ouvrir ma propre école», explique ce slasheur, qui dit avoir ainsi « trouvé sa façon de réaliser son rêve».

Actuaire de profession, Dany Lemay ne saurait lui non plus se passer de sa «deuxième vie». S’il passe le plus clair de son temps à conseiller ses divers clients en gestion de risques financiers, il est présenteme­nt derrière le micro à Pyeongchan­g pour commenter les performanc­es en patinage de vitesse. Une façon pour cet ex-athlète de rester en contact avec le sport qu’il a pratiqué pendant 20 ans et de continuer à faire le tour de la planète.

«La technologi­e me permet de faire mon travail d’actuaire à distance. Grâce au décalage horaire, je suis en ondes le jour, pendant que mes clients dorment! Je fais mon travail à distance par courriel les matins et les soirs », explique ce slasheur, qui en est à ses troisièmes Jeux olympiques.

Bonheurs pluriels

Alexandra Cauchard, elle, a choisi l’entreprene­uriat pour pouvoir marier ses différente­s aspiration­s profession­nelles. Consultant­e en innovation, la slasheuse ne connaît pas de semaine lambda et peut rencontrer des clients le lundi, animer un atelier sur la créativité le mercredi et prononcer une conférence sur l’innovation collaborat­ive en entreprise le vendredi.

«Je travaillai­s déjà comme journalist­e spécialisé­e en ressources humaines, mais je passais 30% de mon temps à développer l’innovation au sein de l’entreprise pour laquelle je travaillai­s. D’autres employeurs m’ont demandé de faire la même chose pour eux. J’ai gardé ma casquette de journalist­e, mais je suis devenue indépendan­te pour donner des conférence­s, en plus de devenir coach pour la prise de parole en public», dit-elle.

Ce cocktail convient parfaiteme­nt à cette femme-orchestre du travail en quête de diversité. «C’est vraiment un choix et ça me rend super heureuse. L’hyperspéci­alisation et le travail en silo, ça ne fonctionna­it pas pour moi », dit-elle.

Cette nouvelle façon d’envisager le travail est le propre de

«Les idées les plus percutante­s surgissent souvent au carrefour des » savoirs et des compétence­s Marielle Barbe, slasheuse et auteure de Profession slasheur

travailleu­rs curieux, autonomes et plus dynamisés par la découverte que la continuité. Éternels touche-à-tout, les slasheurs cumulent souvent les centres d’intérêt, affirme Marielle Barbe, qui les qualifie d’ailleurs de « serial learners ». Leurs passions variées les obligent à apprendre constammen­t, à se réinventer et à vivre de nouvelles expérience­s.

« Les slasheurs préfèrent les chemins de traverse aux autoroutes toutes tracées d’avance, qui les ennuient. Ils parviennen­t à amalgamer des compétence­s connexes et ces liens font en sorte qu’ils deviennent très efficaces», estime-t-elle.

Mais si les mutations du monde du travail favorisent l’apparition de ce nouveau profil de travailleu­rs, la propension à l’ubiquité profession­nelle se logerait par contre bien loin, au plus profond de l’identité des individus qui y trouvent leur pied, assure l’ auteur de Profession­s las heur.

Qui suis-je?

Bien des polygames profession­nels traversent une période d’incubation avant de cerner le slasheur qui sommeille en eux, pense Isabelle Dowd, aujourd’hui correctric­e au Devoir, mais aussi rédactrice/chanteuse/compositri­ce.

Tout semblait aller pour le mieux pour cette chanteuse, aussi correctric­e d’épreuves, jusqu’à ce qu’on lui offre, à 27 ans, un emploi à temps plein. «Le fait de savoir que mon horaire allait être prévisible, ça devenait un carcan où il n’y avait plus de place pour la musique », dit-elle.

Celle qui butinait déjà de festival en événement avec divers groupes de musique décide alors de tout lâcher pour se consacrer à la musique. Mais rapidement, la vie de nomade en tournée érode ses certitudes. Elle retourne à la correction, où son profession­nalisme lui vaut à nouveau un poste à temps plein au Devoir. Rapidement, le spleen revient au galop. Au bout d’un an, elle demande à ne travailler qu’à temps partiel. «L’idéal était un alliage de mes deux vies, qui font appel à des compétence­s complèteme­nt différente­s, mais essentiell­es. Mon équilibre, je le trouve dans un savant dosage entre mon côté rationnel et mon côté créatif», confie-t-elle.

Déjà toute petite, l’auteure de Profession slasheur dit n’avoir jamais pu ou voulu répondre à la question: «Que veux-tu devenir plus tard?». La question qui tue ! Pourquoi faudrait-il se limiter, dit-elle, puisque tant de gens sont des «couteaux suisses» en puissance?

Drôles d’oiseaux

Plus facile à dire qu’à faire, par contre. Ces profils atypiques sont souvent mal perçus dans certains milieux, où les changement­s de cap dans les CV attirent la suspicion plutôt que l’intérêt des employeurs.

Bien des slasheurs taisent leurs activités parallèles de crainte que cela n’entache leur crédibilit­é profession­nelle, affirme Alexandra Cauchard. « Dans le secteur industriel, je connais des gens qui ne vont surtout pas ajouter à leur CV qu’ils sont aussi masseur ou professeur de yoga en dehors des heures de travail. Mais dans d’autres secteurs d’emploi, comme le mien, celui de l’innovation, c’est plutôt bien perçu», dit-elle.

Maude Choko, avocate de formation/auteure dramatique/scénariste et touche-àtout, en sait quelque chose. Elle a dû quitter sa carrière à l’Université d’Ottawa pour pouvoir poursuivre ses projets d’écriture. Mener les deux de front devenait incompatib­le. Pourtant, ces deux mondes pourraient se rencontrer et s’enrichir l’un l’autre, croit-elle.

« Que je sois en cour ou devant un public de théâtre, j’ai cette facilité à capter un auditoire. La discipline acquise pour travailler sans cesse des textes me vient aussi du droit. Les trucs appris dans une profession me ser vent dans l’autre. »

Pour Marielle Barbe, les «polyactifs» qui rongent leur frein dans des emplois fixes sont plus nombreux qu’on ne le pense. Leur diversité devrait être vue comme un atout plutôt que comme une tare. «J’ai décidé d’écrire ce livre justement pour que les gens qui vivent cela cessent de souffrir du regard qui est porté sur eux.»

Vision récente

Le travail linéaire et ultraspéci­alisé est une vision récente, héritée de la révolution industriel­le, soutient l’auteure de Profession slasheur. Dans un monde du travail où l’on ignore encore quels seront les métiers en 2050, les slasheurs auront « une longueur d’avance», ajoute Marielle Barbe. «Les enfants et les jeunes génération­s, élevés à l’ère du multitâche, ne vivront pas dans un monde dominé par le monotravai­l. »

À son avis, les entreprise­s ont tout intérêt à commencer à moduler leurs cadres de travail pour attirer ou retenir ces employés à géométrie variable. Nombre de pépites cachées demeurent inexploité­es au sein des entreprise­s et devraient être mises à profit, estime Mme Barbe. Le cumul des compétence­s, défend-elle, crée de la valeur ajoutée. «Pour moi, un plus un font trois. »

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ISTOCK Cette nouvelle façon d’envisager le travail est le propre de travailleu­rs curieux, autonomes et plus dynamisés par la découverte que par la continuité.
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JACQUES NADEAU LE DEVOIR «Mon équilibre, je le trouve dans un savant dosage entre mon côté rationnel et mon côté créatif », confie Isabelle Dowd, qui est correctric­e/rédactrice/chanteuse/compositri­ce.
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SOURCE DANY LEMAY Dany Lemay est actuaire, en plus d’être commentate­ur de patinage de vitesse.

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