Cuba et les décombres de ses illusions
Loin des touristes déjà nostalgiques d’un monde en voie de disparition, le journaliste Frédérick Lavoie s’est proposé d’« encapsuler le présent » de Cuba, non pas pour prédire son avenir, mais parce que ce présent aurait peut-être la force d’éclairer le futur.
Cuba, le miroir de notre monde unipolaire, le recoin restant d’une Guerre froide consumée prématurément, une anomalie que l’Histoire n’oublie pas. Et la plage, et la musique, et les voitures cadrées dans les égoportraits des touristes qui se ruent sur l’île depuis la normalisation des relations diplomatiques entre Washington et La Havane.
Avant l’après : voyages à Cuba avec George Orwell, son plus récent livre qui paraît mardi, se veut une mise en garde contre les grands projets qui scintillent trop fortement. Dans une époque à la recherche de nouvelles utopies, il importe de ne pas tomber dans ce piège toujours renouvelé des «fins qui justifient les moyens», dit Frédérick Lavoie, attablé devant un cappuccino à Montréal.
«Ça va nécessairement pourrir le projet. C’est pourquoi je plaide pour une utopie du mieux et non du meilleur, pour ne pas verser dans le totalitarisme », dit le jeune auteur.
Cette quête pour fixer une partie du présent a amené Lavoie à fréquenter Cuba sur une période de 18 mois, durant laquelle l’Histoire aura finalement défilé en accéléré : rapprochements entre les États-Unis et Cuba, visite du président Barack Obama, mort de Fidel Castro.
Une accélération qui ne s’est d’ailleurs pas démentie dans les derniers mois. « Que bola Cuba ? » Quoi de neuf? est-on tenté de demander, comme Obama à peine atterri sur l’île le 20 mars 2016. Dans les deux derniers mois, Raúl Castro a annoncé qu’il cédera la présidence en avril, de mystérieuses attaques acoustiques contre des diplomates américains ont occupé les scientifiques et le fils aîné de Fidel Castro, « Fidelito », s’est suicidé, après des mois d’un profond état dépressif.
En transition
Quand la plume de Lavoie se fait plus journalistique, Cuba, aujourd’hui, apparaît surtout apathique, là où les petites besognes illégales de survie ont pris le pas sur la fraîcheur des idéaux et les promesses de la révolution. Le présent de Cuba, ce sont des fonctionnaires qui gagnent moins en un mois que le guide touristique — non déclaré — en une journée. C’est un réseau Internet officiel qui prend des dizaines de minutes à se connecter au monde et un réseau officieux relayé par des routeurs de contrebande. La connexion au monde prend aussi la forme d’une bouée de sauvetage sur disque dur, avec le Paquete culturel livré au porte-à-porte, qui contient les dernières séries américaines et qui relève lui aussi du domaine du piratage.
Ce sont aussi les jineteros qui embobinent les étrangères en mal d’amour dans l’espoir de décoller des Caraïbes. Et tous les autres mirages cubains qui leurrent encore nos cégépiens révolutionnaires de salon (et de Facebook), de même qu’un retraité québécois du journalisme, que rencontre Frédérick Lavoie quelques mois avant sa mort.
Pas question toutefois pour l’auteur de s’engluer dans la parole des «charlatans», des vendeurs de «sociétés clés en main». Après Allers simples : aventures journalistiques en Post-Soviétie et Ukraine à fragmentation, il s’attelle à nouveau à disséquer un régime autoritaire en désagrégation, avec comme point de départ, cette fois, le monde littéraire cubain.
La publication d’une traduction cubaine de 1984 de George Orwell est le point d’ancrage et le fil conducteur qui servent à palper les limites de la transformation de l’île. Le présent de Cuba dans l’oeil de Lavoie, c’est donc aussi beaucoup les transvasements vaseux entre «la littérature est dangereuse» et «la littérature n’est pas dangereuse».
«Ce sont les relations de pouvoir qui m’intéressent, et comment ces relations bougent entre les gens et les puissants. Cuba est un cas d’espèce, car ces relations sont justement en redéfinition. Je ne dis pas simplement“il y a de la censure”, non, car les limites bougent. J’ai lu des critiques acerbes du régime et de la révolution», dit-il. Mais jusqu’où les «murs» ont-ils bougé autour des non-dits?
« La limite, c’est Fidel », laisse-t-il finalement tomber. Même mort, son nom résiste encore à la diffamation, constate-t-il. La société cubaine aura vécu «tellement de choses à travers une seule personne », son apogée et son déclin, son enthousiasme et son amertume incarnés tour à tour dans une unique personnalité, flamboyante, éloquente, inspirante et si totalement manipulatrice. «Il manipule les masses, avec certains objectifs nobles certes, mais son ego prend tellement de place, qu’il aura toujours primauté sur n’importe quel de ces objectifs. Et c’est là qu’on se perd », réfléchit l’auteur.
D’où l’intérêt d’en appeler à Orwell, en «optimiste prudent», tel que se qualifie Lavoie. Cette même figure de la surveillance constante, le Big Brother, inventée en pensant au communisme, est dorénavant reprise pour s’inquiéter des agences de sécurité nationales et des potentialités des géants technologiques. Comme quoi, les excès peuvent changer de camp si l’on n’y prend pas garde. AVANT L’APRÈS: VOYAGES À CUBA AVEC GEORGE ORWELL Frédérick Lavoie, La Peuplade, Chicoutimi, 2018, 448 pages. ★★★1/2