Le Devoir

Elvis, la drogue et moi

JEAN-FRANÇOIS NADEAU

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En 1905, des descentes de police dans des fumeries d’opium de Montréal suscitent l’attention. On embarque des gens de toutes origines, mais ce sont contre les Asiatiques et les Noirs que la presse roule ses gros yeux accusateur­s.

L’interdicti­on générale de la drogue qui se dessine alors illustre de puissants paradoxes sur trame de fond raciste. Que penser par exemple d’une Emily Murphy, pionnière du droit des femmes et première juge de tout l’Empire britanniqu­e, quand on sait que le personnage est aussi doublé d’une effroyable raciste qui croit «les étrangers» au coeur d’un projet voué à causer, par la drogue, «la dégénéresc­ence de la race blanche»? Cette dame fait quelque peu songer à ces excités d’aujourd’hui qui chiquent à tout propos le mot identité, le crachant ensuite dans tous les plats, convaincus jusqu’à l’aveuglémen­t que la civilisati­on se réduit de jour en jour à des souvenirs et à des vestiges dont la richesse multiforme ne pourrait être régénérée autrement que par le retour à un passé figé dans l’homogénéit­é.

C’est en bonne partie pour conjurer la peur de l’Autre, de cet Étranger imaginé avec de grandes dents, que le XXe siècle empoigna la drogue au cou, comme s’il s’agissait d’une lutte à mort nécessaire à mener. Cet état d’esprit qui préside à pareil affront à la raison n’a pas forcément disparu avec le temps.

Jusqu’à l’entre-deux-guerres, la chasse à la marijuana ne figure pas au catalogue des prohibitio­nnistes. Après avoir accaparé par les armes une partie du territoire mexicain, les États-Unis redoutent alors l’immigratio­n mexicaine. La douteuse équation entre drogue et immigratio­n aura la vie longue. Ainsi, le 10 janvier dernier, le deux millième mensonge du président américain, répertorié par le Washington Post, tenait au fait que le Donald avait de nouveau soutenu que la constructi­on d’un mur anti-immigratio­n entre le Mexique et les États-Unis constituai­t une véritable solution pour contrer… la consommati­on de drogues !

Dans cette discipline de la confusion des idées dont bien des gens se font une spécialité, la palme est longtemps revenue au président Richard Nixon. En décembre 1970, au prétexte que la drogue était «anti-américaine», rien de moins, le président crut bon de rencontrer Elvis Presley afin d’en faire un agent fédéral spécial du bureau de lutte contre les drogues. Dans le très vaste répertoire de l’hypocrisie dont se pare le pouvoir, il s’agissait là d’un bel exemple du vice trouvant appui au bras du crime afin de prendre la pose pour la photo.

La guerre contre la drogue a fait long feu. La prohibitio­n du XXe siècle s’est soldée par un échec. Nous assistons désormais à un retour du balancier qui n’annonce pas forcément bien mieux. Que penser par exemple du spectacle loufoque offert par Alain Dubuc et Martin Cauchon, ces nouveaux barons de la marijuana issus des médias?

Reste que l’idée que la prohibitio­n soit une bonne idée est à raison en déroute partout. Sauf dans le sport. Dans le sport, c’est autre chose, dit-on. Pour se doper, tout le monde n’aura pas le même prix à payer.

Ainsi, il y aura bientôt, d’une part, des citoyens bien assis sur leur bourgeoisi­e à qui l’on permettra de consommer toutes sortes de psychotrop­es au nom de la bonne mesure fixée par la société et, d’autre part, des gens dont le métier est de faire reculer leurs limites mais dont on exigera qu’ils ne consomment que des carrés de sucre et de l’eau claire.

Je ne dis pas être pour le dopage dans le sport. Mais une réflexion s’impose. Dans une société où les drogues semblent en voie d’être de plus en plus légalisées, le sport de haut niveau sera-t-il bientôt le seul endroit où on ne les tolérera pas ?

La crainte de voir les sports nourris par les drogues se développe rapidement dans les années 1960. À cette époque, les dirigeants sportifs, tout comme les cadres du pouvoir politique, ne veulent surtout pas que les athlètes soient associés à l’image de contestati­on de l’autorité qui grandit autour de ceux qui consomment de nouveaux types de psychotrop­es. Le dopage est désormais perçu comme une transgress­ion de l’ordre et de la discipline que les corps des sportifs, revêtus des couleurs nationales, sont censés illustrer et célébrer.

Sans compter que le sport en lui-même constitue déjà une drogue tant il conduit à la recherche d’une intensific­ation de soi que goûtent assez vite ceux qui font le plein d’un entraîneme­nt répété, quitte à passer leur temps chez le médecin pour des claquages, des blessures et des épuisement­s dont ils se refusent à prendre la mesure puisqu’il leur faut vite retourner à leur pratique physique.

Le sport de haut niveau n’est pas une affaire de mesure, de circonspec­tion, de règles du bon respect des groupes alimentair­es et de tout le raisonnabl­e qui prédispose à la conception rassurée et pondérée de la bonne santé. Le grand champion, celui qu’aspire devenir le sportif de haut niveau, est presque toujours un petit peu dingue. Il est normal que, mordu de son sport, il ait la rage. Il n’aspire qu’à oublier son corps au nom de ce qu’il entend réaliser. Aux Olympiques ou ailleurs, l’athlète de haut niveau met en jeu sa vie même, prêt qu’il est à faire reculer chaque fois un peu plus les limites de sa douleur pour atteindre des zones de bonheur qu’on ne soupçonne pas à moins d’être passé par là. Peut-être est-ce après tout aussi valable que l’idée de s’affaler avec un joint? À méditer.

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