Les leitmotivs de notre cinéma.
Quelques réflexions après le visionnement de Pour vivre ici. La chronique d’Odile Tremblay.
Regardant le film de Bernard Émond
Pour vivre ici, pourtant inspiré librement du Voyage à Tokyo de Yasujiro Ozu, j’ai songé qu’il n’aurait pu pousser ailleurs que sur les rives du Saint-Laurent. Pas juste à cause des paysages de la Côte-Nord et des rues de Montréal, mais par sa forme et son esprit.
Ce long métrage assurait mercredi l’ouverture des 36es Rendez-vous Québec Cinéma et prendra l’affiche dès vendredi.
Émond nous invite d’un film à l’autre à une sorte de traversée du miroir social. Sa nostalgie du précieux héritage des aïeux, ses quêtes déclenchées par un deuil, son angoisse devant une modernité de rupture, son désir de léguer quelque chose aux générations montantes lui appartiennent et le dépassent aussi.
Ce cinéaste explore, à travers une profondeur et une souffrance bien à lui, avec accent sur la nécessité du legs, des thématiques collectives.
Le cinéma québécois, quoique plus diversifié et multiethnique qu’autrefois, conserve des hantises venues d’une histoire mal enseignée et mal décodée infiltrant les récits, comme un os pris dans la gorge.
Certains cinéphiles, retrouvant les structures et les thèmes familiers, goûtent le rituel du parcours identitaire. D’autres, las de circuler sur des routes scénaristiques trop souvent analogues, boudent nos films d’auteur au profit de nos productions commerciales maison, en plein triomphe.
Les nouveaux arrivants ne doivent pas saisir grand-chose des obsessions nationales d’une mémoire à conserver par un peuple à moitié amnésique. De grands pans du septième art québécois leur paraissent obscurs. Pas très progressistes, en plus, ces thématiques. Quant au jeune public, il s’y reconnaît moins, en général peu intéressé par ces quêtes existentielles comme par l’idéal souverainiste de ses aînés.
Dans le sac des héritages perdus
Reste le pouvoir du style de chaque cinéaste et les variantes du propos. Dans Pour vivre ici (titre d’un poème d’Éluard), la beauté et la lenteur des plans posés sur Baie-Comeau et le visage grave et digne d’Élise Guilbault, actrice fétiche du cinéaste de La neuvaine, en veuve qui marche, dégagent une magnifique lumière.
Cette femme-là, alter ego du cinéaste, dit s’ennuyer de la bonté de son mari. Le mot résonne comme un archaïsme et on s’en désole. Dans le sac des héritages perdus, Émond place plusieurs valeurs humaines, dont la bonté, (qui mérite davantage que son poids actuel de railleries). «Avons-nous jeté le bébé avec l’eau du bain?» demande-t-il à travers toute son oeuvre, en répondant : « Oui ! »
Il a raison d’appeler au maintien d’une chaîne de transmission. Raison de frémir au spectacle des cassures brutales de civilisations, mais, pardelà une figure d’espoir à l’horizon de son film, le pessimisme de l’auteur étend une chape bien sombre et parfois rétrograde sur sa société.
Alors on suit son personnage qui, faute de trouver quelque chaleur chez des enfants occupés et ambitieux, part sur les traces d’une enfance malmenée dans la ville du père disparu, autrefois peu généreux, avant de trouver ailleurs son apaisement.
Cette trame de scénario colle à la semelle de nos souliers. Le Québec s’est fait une spécialité des road movies à la recherche de racines fuyantes et d’une figure paternelle, objet de rancoeurs et de remords, à retrouver pour gagner sa place au soleil. Une démarche intentionnelle dans le cas d’Émond. D’autres créateurs s’y frottent plus inconsciemment.
Besoin d’ancrage
À force de considérer le septième art québécois comme celui de la quête du père, j’en vois des signes un peu partout. Même les comédies comme De père en flic me paraissent avancer dans ces ornières, en mal de filiation.
Accroché à notre ADN par-delà les styles divers des réalisateurs (surtout masculins), ce père-là, mal aimé, symbolise sans doute le pays perdu par nos ancêtres, avec résonances dans les rêves nationalistes.
À l’heure où le milieu du cinéma s’interroge sur la diversité des scénarios, j’ai envie de souligner une fois de plus la répétition thématique en cliché de plusieurs films, issue vraisemblablement de causes lointaines où s’abreuve l’inconscient collectif.
Un identique besoin d’ancrage traverse en filigrane notre littérature et notre théâtre.
On le retrouve ces temps-ci façon désespérée chez Duceppe dans Le chemin des passes dangereuses, lancée par Michel Marc Bouchard en 1998. Trois frères partis en camion en quête du père qu’ils ont jadis sacrifié: à vingt ans, cette pièce post-référendaire s’accroche aux mêmes défaites récentes et historiques que plusieurs oeuvres contemporaines.
Et dans le no man’s land de la forêt, entre vie et mort, entre passé et présent, limbes où ces hommes ont atterri, se joue encore une fois l’éternelle tragédie des batailles perdues.
Certaines voix clameront l’urgence de s’affranchir politiquement, sous peine d’entonner à jamais le même refrain narratif. Les peuples comme les gens ont tant de blessures mal guéries… Mieux transmettre notre histoire aiderait déjà à en cicatriser quelques-unes. Cela, Émond l’a toujours compris.