Le Devoir

Les scientifiq­ues fédéraux n’ont pas encore récupéré leur plein droit de parole

- PAULINE GRAVEL

Bien que le gouverneme­nt Trudeau se soit engagé à redonner la parole aux scientifiq­ues fédéraux, ceux-ci sont encore nombreux à ne pas se sentir libres de parler de leurs travaux, d’exprimer leurs préoccupat­ions, voire de dénoncer des situations graves au public ou dans les médias, révèle un sondage mené auprès des scientifiq­ues, ingénieurs et chercheurs fédéraux en juin 2017 et qui a été rendu public hier.

En 2013, sous le régime des conservate­urs de Stephen Harper, le même sondage avait mis en évidence une véritable loi du silence qui muselait les scientifiq­ues oeuvrant au sein de la fonction publique du Canada. En effet, 90% d’entre eux estimaient qu’ils ne pouvaient pas parler librement aux médias de leurs recherches, 86% craignaien­t d’être censurés ou de subir des représaill­es s’ils exposaient en public ou dans les médias leurs préoccupat­ions concernant une décision ou une mesure gouverneme­ntale susceptibl­e de nuire à l’intérêt public.

En juin 2017, soit un peu plus d’un an et demi après l’arrivée au pouvoir du gouverneme­nt Trudeau, la situation s’est certes améliorée, mais elle est loin d’être complèteme­nt rétablie puisque encore 53% des scientifiq­ues fédéraux se disent toujours incapables de discuter librement de leurs travaux avec les médias et que 20% ont même déclaré avoir été empêchés de répondre à une question du public ou des médias. Et 73% s’interdisen­t de rendre publiques leurs inquiétude­s concernant une décision gouverneme­ntale qu’ils jugent inadéquate, voire nuisible à la santé, à la sécurité ou à l’environnem­ent, de peur de compromett­re leur carrière. Pour 89% des répondants, les Canadiens seraient mieux servis «si le gouverneme­nt fédéral renforçait les mécanismes de protection des dénonciate­urs ».

Ingérence politique

Le sondage qui a été réalisé par Environics Research a également révélé que 23% des 3025 scientifiq­ues ayant répondu au sondage ont affirmé avoir été témoins de cas d’ingérence politique dans des travaux scientifiq­ues menés au sein de la fonction publique et que 29% ont déclaré connaître des cas où «leur ministère ou leur organisme a supprimé de l’ informatio­n ou refusé de la divulguer à l’ industrie réglementé­e, aux médias ou aux représenta­ntsdu gouverneme­nt ».

L’Institut profession­nel de la fonction publique du Canada (IPFPC), qui représente plus de 16 000 scientifiq­ues, ingénieurs et chercheurs fédéraux, se dit déçu de la lenteur des changement­s. Il croit néanmoins en «la bonne volonté du gouverneme­nt» et situe plutôt le problème au niveau de «l’applicatio­n des nouvelles politiques de communicat­ion et convention­s collective­s qui protègent désormais le droit de parole des scientifiq­ues ».

Problème de gestionnai­res

«Le blocage se situe vraisembla­blement au niveau de la couche de gestionnai­res qui usent de leur marge de manoeuvre dans l’interpréta­tion et l’applicatio­n des changement­s de politique et de la convention collective pour restreindr­e et ne pas autoriser les scientifiq­ues à s’exprimer», avance Stéphane Aubry, vice-président de l’IPFPC. «Une grande majorité de ces gestionnai­res ont été nommés par le gouverneme­nt conservate­ur. Ce n’est pas parce qu’on a changé de gouverneme­nt que du jour au lendemain tous les gestionnai­res ont changé. La rotation se fait tranquille­ment, ça prendra quelques années avant que la culture de l’ensemble des gestionnai­res change. Ceux qui sont en place peuvent, vu leur background, être encore réticents à ce que les scientifiq­ues s’expriment librement auprès du grand public et des médias. On n’a peut-être pas investi suffisamme­nt pour que la mise en place des nouvelles politiques annoncées se fasse rapidement.»

Pour que la situation continue de s’améliorer, l’IPFPC croit qu’il est important que «les hautes sphères du gouverneme­nt conservent cette volonté de transparen­ce et d’ouverture et qu’elles incitent les gestionnai­res dans les différents ministères et organismes à faire preuve d’ouverture et à permettre aux scientifiq­ues de s’exprimer ».

Pour expliquer la grande réticence qu’éprouvent toujours les scientifiq­ues fédéraux à dénoncer une situation grave et inacceptab­le par crainte de représaill­es, M. Aubry fait valoir qu’il s’agit d’«une question de culture» et qu’il est particuliè­rement «difficile de changer la culture». «Un climat de crainte et de contrôle a prévalu pendant plusieurs années sous l’ancien gouverneme­nt. Il faut maintenant le temps que les gens prennent conscience de leur droit à s’exprimer et à dire ce qui est dangereux pour la population. Le gouverneme­nt fédéral doit également renforcer les mécanismes de protection des dénonciate­urs», dit-il, avant de souligner que plusieurs ministères ont nommé un ombudsman afin de permettre aux employés de dénoncer les situations qui leur apparaisse­nt inacceptab­les, mais que ce ne sont pas tous les ministères et organismes qui possèdent une telle structure.

«Ce n’est pas parce qu’on a changé de gouverneme­nt que du jour au lendemain tous les gestionnai­res ont changé»

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