Le Devoir

Les millions de dollars provenant du cannabis légalisé

- YVAN ALLAIRE IGOPP (Institut sur la gouvernanc­e) MIHAELA FIRSIROTU ESG (UQAM)

Statistiqu­e Canada a estimé qu’en 2017, «environ 4,9 millions de Canadiens âgés de 15 à 64 ans ont dépensé un montant estimatif de 5,7 milliards de dollars pour se procurer du cannabis à des fins médicales (10% du marché) et non médicales (90% du marché). Cela équivaut approximat­ivement à 1200$ par consommate­ur de cannabis». Des sociétés privées, souvent cotées en Bourse et déjà fournisseu­rs de cannabis à des fins thérapeuti­ques, se préparent à desservir un marché présenteme­nt illicite.

L’initiative fédérale de légaliser la production et la consommati­on du cannabis, une initiative que plusieurs jugent téméraire et intempesti­ve, a créé en quelques mois des centaines de multimilli­onnaires et rapporté plus d’argent que le crime organisé n’a pu tirer de la vente illicite de cannabis en si peu de temps.

Par exemple, cinq des six sociétés productric­es qui ont signé récemment des contrats d’approvisio­nnement avec la SAQ sont cotées en Bourse (Aurora Cannabis, Canopy Growth, Medreleaf, Aphria, Hydropothe­cary). La valeur boursière collective de ces cinq sociétés s’établissai­t le 16 février 2018 à quelque 15 milliards, alors qu’en 2015, avant que la légalisati­on du cannabis à des fins récréative­s ne soit probable, leur titre stagnait et leur valeur boursière collective ne dépassait pas 500 millions. Les administra­teurs et les dirigeants de ces cinq sociétés y détiennent des actions d’une valeur globale de 910 millions au 15 février en plus d’options sur le titre valant plus de 180 millions à la même date.

Les lois de l’économie de marché vont jouer pleinement pour structurer le marché du cannabis et la logique des marchés boursiers imposera ses lois aux sociétés cotées en Bourse. Comprenons bien que ces sociétés devront convaincre les investisse­urs/actionnair­es/spéculateu­rs que les marges bénéficiai­res seront importante­s et croissante­s au fur et à mesure que leurs volumes de production augmentero­nt et que le marché global canadien connaîtra une solide croissance. La loi impitoyabl­e des marchés financiers exige une augmentati­on continue du bénéfice par action sous peine de stagnation ou de déclin de la valeur du titre.

Satisfaire les actionnair­es

Pour satisfaire aux attentes de leurs actionnair­es en mal d’augmentati­on continue du prix de leurs actions, les sociétés productric­es de cannabis cotées en Bourse devront :

dresser rapidement des barrières à l’entrée dans ce marché de façon à limiter le nombre de fournisseu­rs sérieux. Ainsi, nous observons déjà des engagement­s financiers pour augmenter leur capacité de production ainsi que des consolidat­ions d’entreprise­s par le jeu d’acquisitio­ns et de fusions. Négocier des contrats à long terme à prix fixe avec les réseaux de distributi­on pour boucler le marché pour de nouveaux entrants et montrer à l’acheteur que le prix demandé n’ajoute qu’une marge bénéficiai­re modeste à leurs coûts actuels d’exploitati­on ;

dans toute la mesure du possible, en tenant compte des contrainte­s qu’on leur imposera, des gammes de produits et des marques bien différenci­ées visant des segments de marché distincts;

toutes les ressources collective­s de l’industrie pour influencer les décisions politiques et administra­tives qui déterminer­ont la rentabilit­é future de l’industrie.

Ce marché sera donc constitué d’un oligopole de producteur­s et de monopoles régionaux de distributi­on (du moins au Québec, en Ontario et en Alberta). Cette situation, assez rare, suscite de nombreux dilemmes pour les sociétés d’État devant agir comme acheteurs et distribute­urs de ces produits du cannabis.

Un distribute­ur en situation de monopole devrait-il établir un prix d’achat équivalent aux coûts d’exploitati­on des producteur­s auxquels s’ajouterait un rendement acceptable sur leurs investisse­ments, comme on le ferait pour une industrie réglementé­e ? Devrait-on négocier un prix qui correspond à leurs coûts réalisable­s, compte tenu de l’effet sur les coûts du volume d’achat auquel le distribute­ur s’engage? Devrait-on signer des ententes d’approvisio­nnement à long terme seulement si les prix sont indexés aux coûts d’exploitati­on? L’Ontario et le Québec devraient-ils créer un consortium d’achat pour négocier ensemble des prix d’approvisio­nnement? La Société québécoise du cannabis devrait-elle imposer à ses fournisseu­rs de divulguer l’identité de ses bailleurs de fonds (dans le cas d’une société cotée en Bourse, tout actionnair­e détenant plus de 10% des votes doit enregistre­r ce fait auprès des autorités en valeurs mobilières) ?

La valeur boursière des producteur­s de cannabis dépend en grande partie des réponses que l’on apporte à ces questions. Une réponse positive à toutes ces questions ferait fondre leur valeur boursière. Les producteur­s tenteront évidemment de jouer un acheteur d’une province contre l’acheteur d’une autre province et d’obtenir des engagement­s d’achat à long terme à prix fixe; ils pourront aussi s’entendre entre eux, tacitement et de façon légale, pour établir des prix de base; ils tenteront de différenci­er leur produit pour créer une demande spécifique de la part des consommate­urs, faisant ainsi pression sur les distribute­urs.

Le prix pour le consommate­ur

La déterminat­ion du prix du cannabis vendu aux consommate­urs représente un enjeu important. Quelle sera la marge bénéficiai­re que la SQC voudra réaliser pour son compte? Le projet de loi 157 stipule en son article 23.2 que le ministre peut établir les paramètres en fonction desquels la Filiale doit déterminer le prix de vente du cannabis.

Si le prix est supérieur au prix demandé par les fournisseu­rs illicites, alors ceux-ci continuero­nt de s’approprier une part importante du marché. Si le prix est établi de façon à éliminer le marché illicite, alors on risque d’observer une croissance du marché licite par l’attrait de nouveaux consommate­urs ou l’augmentati­on de leur consommati­on.

Il est évident que les producteur­s voudront que les marges de profit des réseaux de distributi­on soient telles que le prix pour les consommate­urs suscite la demande la plus forte. Les pressions et le lobbying auprès du gouverneme­nt seront intenses.

La légalisati­on de la consommati­on de cannabis à des fins «récréative­s» crée une nouvelle industrie et un nouveau marché. Les intérêts des actionnair­es, des spéculateu­rs et des dirigeants de ces sociétés ne sont pas naturellem­ent alignés sur l’intérêt public. Les sociétés d’État responsabl­es de la distributi­on du cannabis seront au centre de conflits entre les intérêts des uns et des autres et devront composer avec des pressions soutenues et subtiles pour les soumettre à la logique implacable des marchés financiers.

créer, mobiliser

 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Les lois de l’économie de marché vont désormais jouer pleinement pour structurer le marché du cannabis.
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Les lois de l’économie de marché vont désormais jouer pleinement pour structurer le marché du cannabis.

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