Le Devoir

Carolle Brabant et l’éloge de l’écoute

Avec la directrice générale de Téléfilm Canada, le contenu à l’écran a repris ses droits

- FRANÇOIS LÉVESQUE

Lorsque Carolle Brabant a pris les rênes de Téléfilm Canada en 2010, rien n’allait plus au sein de l’organisme fédéral. On parlait de refonte, voire de fermeture. Huit ans plus tard, Carolle Brabant clôt un mandat jalonné d’initiative­s heureuses et marqué par une cure minceur de l’appareil bureaucrat­ique. Alors que l’industrie s’apprête à lui rendre hommage le 28 février lors d’un déjeuner-causerie organisé par les Rendez-vous Québec Cinéma, la directrice générale sortante dresse son bilan.

S’il est une déclaratio­n révélatric­e glanée au cours de l’entretien, c’est bien celle-ci: «J’ai toujours pensé que le contenu à l’écran devait passer avant tout le reste. Dès mon entrée en fonction, j’ai tenu à ce qu’on change l’approche promotionn­elle en ne l’axant plus sur Téléfilm, mais sur les talents.»

Comptable agréée de formation, Carolle Brabant est entrée à Téléfilm en 1990 et y a exercé maintes fonctions, dont celle de vérificatr­ice. C’est dire qu’au moment de poser sa candidatur­e au poste de directrice générale, elle savait quels défis l’attendaien­t. «La cote de Téléfilm n’était pas très élevée », se souvient-elle.

Tâter le pouls

Or, avant d’agir, Carolle Brabant a tâté le pouls de l’industrie. S’ensuivit une année complète de rendez-vous individuel­s où elle prit acte des doléances du milieu. «Je tenais vraiment à écouter. Ces rencontres un à un sont un peu devenues le leitmotiv de mon mandat. »

Il ressortit de l’exercice que le milieu réclamait plus d’autonomie et moins de bureaucrat­ie. «Dans le secteur du développem­ent, les dépenses étaient monstrueus­es: on recevait presque 1000 demandes par année. On pouvait en financer à peu près 180-190, mais il fallait les traiter, toutes, avec rapports et rencontres, et ça coûtait une fortune: pour une dépense de sept millions, deux millions passaient en administra­tion.»

Elle a constaté en outre qu’il y avait des économies à faire en renvoyant les boîtes qui soumettaie­nt des projets sans en avoir produit un seul depuis plus de cinq ans faire leurs devoirs. Idem en laissant les maisons de production libres de décider quels projets elles priorisera­ient en développem­ent.

De l’imputabili­té

À cet égard, Téléfilm en était presque venu, au fil du temps, à se substituer à un studio de production, de préciser Carolle Brabant. «Quand Téléfilm a été créé en 1967, on voulait développer une production alors quasi inexistant­e, et on a gardé les mêmes processus pendant 40 ans, du projet par projet, sans tenir compte de l’évolution de l’industrie et de l’expérience acquise par certains de ses joueurs. Si on est prêt à financer un projet de 3 à 5 millions de dollars, ça veut dire qu’on fait confiance à la maison de production. Donc, si on lui fait confiance, pourquoi ne pas lui donner la marge de manoeuvre décisionne­lle qui va avec?»

Carolle Brabant a toutefois posé une condition fondamenta­le: «L’autonomie vient avec l’imputabili­té, et là, c’est la vérificatr­ice qui parle.» Dans la mire: le développem­ent d’outils pour mesurer la performanc­e des films. «C’était une autre lacune que j’avais relevée: on n’avait pas d’attentes en matière de résultats autres que le box-office.»

Désormais, on comptabili­serait, comme les recettes, le rayonnemen­t internatio­nal. Après l’ère des «enveloppes à la performanc­e» favorisant le cinéma commercial, le cinéma d’auteur put lui aussi prétendre à sa juste part du pécule.

Résultats probants

Un pécule resté à peu près inchangé par les gouverneme­nts successifs, apprend-on. «J’ai fait des statistiqu­es récemment en remontant 18 ans en arrière: on n’a jamais eu d’augmentati­on du Fonds du long métrage pendant ces années-là, alors qu’il y a eu 40% d’inflation. Malgré ça, on a maintenu notre capacité à investir en production. Plus que ça: on a été capable de transférer au cours des sept dernières années 10 millions du fonds administra­tif vers la production.»

Une gestion serrée qui a rendu possible, entre autres, le programme microbudge­t. Conçue pour fournir une carte de visite à des cinéastes néophytes

(mais pas que) jugés prometteur­s, cette initiative leur permet de faire le pont entre l’école de cinéma et l’industrie sans se casser les dents sur un projet trop gros, trop tôt. «L’idée est que si on te fournit 100 000, 125 000 $, on n’a aucune attente: tu as droit à l’erreur. La première année, on a financé huit films, et quatre ont été présélecti­onnés à Cannes. »

Une autre initiative, toute récente celle-là, va dans le même sens et consiste à financer automatiqu­ement, à hauteur de 500 000 $, le deuxième film de cinéastes dont le premier essai aura été retenu dans un festival internatio­nal majeur.

Au cours de la dernière ligne droite de son mandat, vers 2016, Carolle Brabant s’est concentrée sur l’enjeu de la parité, là encore en écoutant d’abord. «J’ai reçu des coups de téléphone, disons, musclés d’associatio­ns m’enjoignant à prendre le lead politique de ce dossier. J’ai plutôt fait valoir que, pour avoir une solution durable, il fallait changer les comporteme­nts. Ce devait être une décision de l’industrie, pas une décision de Carolle Brabant. Carolle Brabant, elle ne fait que passer. Il était impératif de réunir tout le monde.»

L’écoute a porté ses fruits. En novembre, Téléfilm dévoilait qu’en date du 27 septembre 2017, 44% des projets signés ou recommandé­s allaient être réalisés par une femme, que 46% avaient une scénariste, et que 51% étaient produits par une femme. À titre comparatif, pour l’année 2013-2014, le ratio de femmes était de 17 % à la réalisatio­n et de 22% à la scénarisat­ion.

Appui sans précédent

Instigatri­ce de grandes et petites réformes, donc, Carolle Brabant ne pavoise pas pour autant. Elle le pourrait: on en veut pour preuve cet appui sans précédent que lui manifesta l’industrie lorsque, en 2015, le gouverneme­nt fraîchemen­t élu de Justin Trudeau voulut la démettre.

Mobilisé dans une lettre éloquente, le milieu a signifié au premier ministre et à la ministre du Patrimoine que ce serait commettre là une grave erreur. «Ça m’a beaucoup émue, parce que… en m’embarquant dans ce poste-là, ça n’a jamais été à propos de moi. Ça a toujours été à propos du contenu à l’écran.»

En somme, après qu’elle eut tout misé sur eux, les « gens de talent » misèrent tous sur elle. Juste retour des choses.

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CATHERINE LEGAULT LE DEVOIR La comptable agréée de formation est entrée à Téléfilm en 1990 et y a exercé maintes fonctions.

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