Le Devoir

Le travail en « économie collaborat­ive »

- PIERRE TRUDEL

La ministre de l’Économie du Québec, Dominique Anglade, a créé, le 9 février, un groupe de travail sur l’économie collaborat­ive. À cette occasion, on a évoqué «les mutations majeures qui transforme­nt les rapports entre les entreprise­s, les gouverneme­nts et la société civile». Le Groupe a notamment le mandat de faire des recommanda­tions sur la façon dont le gouverneme­nt devrait aborder «l’arrivée de pratiques ou de modèles d’affaires propres à l’économie collaborat­ive dans le contexte de ses impacts sur les pratiques ou les modèles d’affaires associés à l’économie dite traditionn­elle ».

Dans son livre Les nouvelles frontières du travail à l’ère numérique, proposant une analyse allant au-delà des simplettes références aux «modèles d’affaires», Patrice Flichy montre comment les technologi­es de l’informatio­n induisent des mutations dans les relations entre les humains et les organisati­ons. Les conditions du travail sont transformé­es.

Protection­s contre les abus

Dans un monde où les espaces et le temps se virtualise­nt, les lois protégeant contre les abus peuvent se révéler inopérante­s. Lorsque les activités ont lieu dans des temps et des espaces répartis à la grandeur de la planète, où commence et où s’arrête l’obligation de l’entreprise de garantir un environnem­ent de travail exempt de harcèlemen­t à tous les employés? Est-il toujours réaliste de postuler que l’établissem­ent dans lequel se déroule la prestation de travail est situé en un lieu physique déterminé?

Comment assurer que les «travailleu­rs autonomes», que l’on qualifie prosaïquem­ent «d’entreprene­urs indépendan­ts», puissent bénéficier de protection­s contre les décisions arbitraire­s des entreprise­s ou d’un soutien lorsqu’ils se retrouvent «entre deux emplois» ou en épuisement profession­nel? Est-il réaliste de continuer de calculer le droit à des prestation­s d’assurance emploi en fonction du lieu de résidence du travailleu­r ?

Les mutations de plusieurs activités imposées par ces «modèles d’affaires» collaborat­ifs se font souvent au prix d’un étiolement des protection­s que l’on tient pour élémentair­es dans une société soucieuse de la dignité humaine. Les lois du travail ont presque toutes été conçues pour s’appliquer à des entreprise­s situées dans un lieu physique déterminé, pour encadrer des prestation­s de travail se réalisant dans des espaces temporels définis et mettant en relation des travailleu­rs et une entreprise pour une période que l’on postule indétermin­ée.

Mutations du temps et de l’espace

Les espaces changent. Avec la disponibil­ité des outils communican­ts, on ne peut tenir pour acquis que les prestation­s de travail se déroulent dans une unité de lieu déterminée. L’établissem­ent pour lequel un travailleu­r effectue une prestation de travail ne correspond plus nécessaire­ment à l’espace physique dans lequel sont installés les locaux de l’entreprise.

Le temps de travail change aussi. Pour plusieurs, on est très loin du «9 à 5»! Dans un nombre croissant de situations, on s’attend à ce que l’employé réponde aux appels selon un horaire souvent tributaire des fuseaux horaires des activités internatio­nalisées. La façon de définir les périodes de temps au cours desquelles l’employé est à la dispositio­n de l’employeur connaît des mutations. Faut-il être « connecté » 20 heures sur 24 ?

Les relations entre l’entreprise et ses travailleu­rs se métamorpho­sent. Les activités sont désormais organisées autour de la fiction selon laquelle le travailleu­r serait un «entreprene­ur indépendan­t». Pourtant, le lien de dépendance et de subordinat­ion de l’employé envers l’entreprise est souvent plus rigide que dans le modèle traditionn­el, protection­s sociales en moins !

Les situations dans lesquelles s’appliquent désormais les lois encadrant les conditions de travail sont différente­s de celles qui prévalaien­t lorsque nos lois du travail ont été mises en place. Dans cet univers de prétendus «entreprene­urs» aux contrats résiliable­s à volonté, il devient facile de se défaire des conditions de travail assurant un équilibre entre vie familiale et prestation­s profession­nelles. Les «entreprene­urs» de l’économie de partage se font dire de se constituer eux-mêmes des régimes de protection en cas de coup dur ou lorsqu’ils envisagent un projet parental. Les protection­s sociales sont des «fardeaux» que les «partenaire­s» ne veulent plus porter!

Les lois garantissa­nt les conditions minimales de travail sont des conditions essentiell­es du respect des droits fondamenta­ux, pas de simples ornements à «adapter» aux lubies d’une économie prétendume­nt «nouvelle». Contrairem­ent à ce que semble postuler le mandat du groupe de travail, l’enjeu n’est pas d’adapter l’État et la société civile à l’économie collaborat­ive, mais plutôt de faire en sorte que celle-ci se développe en harmonie avec les règles destinées à assurer un milieu de vie décent.

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