Dena Davida : passer le flambeau de Tangente
La commissaire en appelle à tout le milieu pour penser la passation de ses pouvoirs
Si elle a cofondé Tangente en 1980 en voulant créer une coopérative artistique sur le modèle de ce qu’on voyait en arts visuels, Dena Davida est rapidement devenue directrice du diffuseur en danse contemporaine. Maintenant commissaire, au coeur de Tangente depuis 38 ans, et prévoyant céder sa place d’ici plus ou moins trois ans, elle invite la communauté de la danse à penser la passation de ses pouvoirs. Et le nouveau modèle de ce que devrait être Tangente. Zoom sur un organisme qui valorise le think tank et le cerveau collectif.
Le milieu artistique est poussé aujourd’hui par un vent venant d’Europe, estime Mme Davida, «à la fois intellectuel et révolutionnaire, qui veut lutter contre le néolibéralisme. Ça me rappelle les années 1960», dit-elle en souriant, «dans un nouveau contexte: une résistance, un désir de justice sociale, des causes mises en avant en arts. Dans ces circonstances, je ne peux qu’être d’accord avec l’idée de me remplacer, moi “directrice-fondatrice”, en passant par un processus qui va légitimer la prochaine équipe et par une forme qui fera passer Tangente vers un modèle transparent, juste, ouvert et collectif.»
Pour ce faire, un appel a été lancé dans la communauté de la danse, afin de former début mars trois comités de réflexion de 10 à 12 personnes. Tous sont bienvenus.
«Je suis une vieille coopérante issue des années 1960, reprend Dena Davida, très influencée par les centres en arts visuels. Ce modèle m’intéresse encore. J’aurais voulu de grands groupes d’artistes pour diriger Tangente. Mais ça a fini par être mon bébé, ma passion.» Si elle est solidement épaulée par son équipe — dont «les aînés», Julie Deschênes, directrice adjointe et de production, et Stéphane Labbé, maintenant directeur général —, une hiérarchie, même légère, s’est instaurée avec le temps. Tangente saura-t-elle s’en affranchir?
Plusieurs têtes valent mieux qu’une
« On attend des idées qu’on n’avait même pas considérées, précise Mme Davida. On veut entendre les participants sur le processus, et sur le modèle de commissariat qui pourrait prendre place. J’aimerais avoir un guide en place pour le printemps, car on embarquera dans un plan stratégique sur 10 ans, et j’y voudrais une masse salariale pour répondre aux besoins de la nouvelle structure. »
Une direction à deux têtes a déjà été mise en place en 2010, avec Stéphane Labbé, chez qui les valeurs artistiques sont très similaires. Mme Davida, bien sûr, aimerait que certaines de ces valeurs perdurent, même si elle assure être prête à les lâcher à l’arrivée des nouveaux cerveaux qui penseront le prochain commissariat à Tangente. Qu’est-ce qui reste important pour elle? «Que Tangente, parmi les 12 diffuseurs en danse, soutienne la jeune création émergente — qui n’est pas une question d’âge, on peut être un jeune chorégraphe à 40 ans — et les pratiques innovatrices et expérimentales. Que ces artistes aient des attitudes expérimentales et novatrices dans leur propre travail. Que Tangente n’ait aucune adhérence à une école particulière, que les portes soient ouvertes à une panoplie de pratiques; qu’elle reconnaisse l’interdisciplinarité, basée sur l’expression corporelle, la justice sociale, et le souci environnemental. Je tiens aussi à une autre valeur, pas assez publique: que les artistes qu’on prend en charge à Tangente soient également de bons humains. Je refuse les artistes qui heurtent mon équipe, peu importe l’intérêt de leur travail artistique.»
Messages
Pas de chorégraphe-roi, donc? «Hum. Je suis une réfugiée d’Hollywood. Je suis née dans cette culture de l’artiste-roi. J’ai vu à quel point ça peut rendre un milieu malade. Je pense que les relations entre humains doivent être maintenant au coeur de tout ce que l’on fait — au bureau, dans l’équipe, en salle de spectacle, avec le public, avec la communauté. La relation est pour moi au centre de la pratique artistique.» Le processus de passation qu’elle met en place est à l’image de ce qu’elle prône. Et après les consultations? À voir, car «ce serait inutile de consulter en ayant une idée préconçue ».
«J’ai un message pour mes pairs, insiste-telle en terminant. Je vois parfois la difficulté [des gens] à lâcher prise sur un grand bébé, qui est devenu toute [leur] vie. La meilleure façon d’y arriver, c’est de se prévoir une autre vie ensuite. J’ai presque 69 ans. J’ai trois projets de livres; je veux fonder un journal scientifique sur le commissariat des arts vivants; je veux implanter et enseigner le premier cours au Québec sur le sujet. Ça fait battre le coeur. C’est excitant et épeurant. »
À suivre, donc.