Le Devoir

Crise dans un centre de recherche financé par Québec

- SARAH R. CHAMPAGNE

Des chercheurs et ex-employés du Centre de recherche sur les grains (CEROM) dénoncent un climat de «contrôle», de pressions et d’ingérence à propos de l’épineuse question des pesticides néonicotin­oïdes, a appris Le Devoir. En deux ans, la moitié des membres du personnel du centre, financé en majorité par Québec, ont d’ailleurs démissionn­é.

Cinq chercheurs sont au nombre des démissionn­aires et une dizaine d’employés. Au total, neuf personnes ont témoigné au Devoir de leur profond malaise avec certains membres du conseil d’administra­tion, qui n’hésitent pas à faire connaître leurs positions propestici­des au point de s’ingérer dans les travaux de recherche.

Plusieurs ex-employés du CEROM ont tenté d’alerter le ministère de l’Agricultur­e, des Pêcheries et de l’Alimentati­on du Québec (MAPAQ) dès 2013. Refusant toute demande d’entrevue, le MAPAQ s’est dit « préoccupé par la situation» du point de vue de la gestion des res-

sources humaines. Il a imposé certaines mesures conditionn­elles à son financemen­t, renouvelé pour un an seulement plutôt que deux.

Observateu­r externe bien au fait de l’encadremen­t habituel de la recherche, le professeur Éric Lucas, responsabl­e du Laboratoir­e de lutte biologique de l’UQAM, a lui aussi fait part de ses inquiétude­s au MAPAQ, d’où provient le financemen­t du CEROM. Il craint «la perte d’une précieuse expertise entomologi­que» au centre avec les démissions répétitive­s. «C’est une situation inexplicab­le dans un centre financé en grande partie par des fonds publics.»

Le financemen­t public du CEROM pour chacune des trois dernières années s’élève à au moins 2 millions de dollars par année, ce qui représente entre 60 et 70% du financemen­t total du centre. Le reste vient de fonds de recherches fédéraux, des Producteur­s de grains du Québec et de la Coop fédérée.

Contradict­ions

Nos sources, qui requièrent toutes l’anonymat par crainte de représaill­es, rapportent comment s’exprimaien­t les tensions autour des conclusion­s des recherches du CEROM. Des chercheurs qui se penchaient plus spécifique­ment sur les effets — désirables et indésirabl­es — des pesticides néonicotin­oïdes étaient carrément avertis de ne pas «faire trop d’efforts» pour diffuser leurs recherches et de ne pas parler aux journalist­es sans un processus fastidieux d’approbatio­n.

D’autres racontent avoir été découragés de publier dans des revues scientifiq­ues, un processus habituelle­ment encouragé partout ailleurs dans le milieu. Un collaborat­eur à une recherche raconte avoir été avisé à la dernière minute que le budget ne serait pas débloqué pour payer une telle publicatio­n, pourtant prévue au budget initial. Un candidat à l’embauche relate quant à lui sa stupéfacti­on lorsque le comité d’embauche l’a averti que le poste de chercheur convoité ne prévoyait pas l’écriture de ce genre d’article. Un programme du MAPAQ est pourtant spécifique­ment destiné à «encourager la publicatio­n d’articles dans les revues scientifiq­ues avec les résultats issus des projets soutenus financière­ment », écrit-on au Devoir.

Le conseil d’administra­tion du CEROM est composé de 11 membres, dont 5 de l’industrie agricole. Il compte aussi le directeur général par intérim du CEROM. Toutes les sources consultées parlent particuliè­rement du président du conseil d’administra­tion, Christian Overbeek, à qui ils reprochent de contredire les études du CEROM et d’exercer des pressions.

Les résultats obtenus par deux des chercheurs, reconnus dans le milieu en matière de «néonics», ont été contredits publiqueme­nt, à plusieurs reprises, par M. Overbeek. Connu pour sa défense des semences enrobées de cet insecticid­e, il est lui-même producteur de grains, président des Producteur­s de grains du Québec, inscrit comme lobbyiste à Québec et siégeait à la Financière agricole en date de mars 2017.

« Les néonics ne tuent pas les abeilles », écrivait M. Overbeek dans une lettre publiée dans Le Devoir l’été dernier. Cette position contredit non seulement celle du MAPAQ, qui reconnaît que «la mortalité accrue des colonies d’abeilles observée ces dernières années serait liée, entre autres causes, à l’utilisatio­n systématiq­ue des pesticides de la famille des néonicotin­oïdes», mais elle est aussi en contradict­ion avec le consensus scientifiq­ue mondial, ainsi que les recherches du CEROM. La toxicité des néonicotin­oïdes pour les pollinisat­eurs n’est en effet plus remise en question; sont plutôt contestés les autres facteurs de mortalité chez les abeilles et les solutions à mettre en oeuvre.

Contacté par Le Devoir, M. Overbeek nie se placer en contradict­ion avec les résultats obtenus au CEROM. « Quand l’utilisatio­n des néonicotin­oïdes est faite en lien avec ce qui est écrit sur l’étiquette, ça n’amène pas de dommages au niveau des abeilles. »

Il affirme que les projets y sont menés «en fonction des attentes exprimées par le ministère de l’Agricultur­e». «Le C.A. gère ces éléments-là et remet le mandat d’exécution à la direction», ajoute-t-il. Il affirme aussi ne jamais avoir discuté en conseil de restrictio­ns en matière de publicatio­n scientifiq­ue.

«Je ne fais qu’apporter des nuances que tout agronome a droit d’apporter sur des travaux de recherche. J’ai fait des recherches personnell­ement sur des études comparées, avec ou sans l’utilisatio­n des néonicotin­oïdes sur 175 hectares durant deux saisons de végétation. C’est sûr que c’est moins que ce qui a été colligé au sein du CEROM, mais chacun amène des conclusion­s en fonction de ce qui se passe pour chacune de nos entreprise­s », s’explique-t-il.

À l’été 2016, il aurait ouvertemen­t discrédité les résultats de recherche sur les néonicotin­oïdes du CEROM devant le personnel de recherche, des membres du conseil d’administra­tion et des fonctionna­ires du ministère. «Ces recherches-là, ça vaut ce que ça vaut», aurait dit en substance le président du C.A. devant une vingtaine de personnes, rapportent deux témoins au Devoir.

« Le seul souvenir que j’ai de cette activité est qu’aucun des chercheurs ne participai­t», répond-il, puisque les chercheurs avaient boycotté cet événement annuel.

« Laxisme »

«Le problème n’est pas de contredire les recherches d’ailleurs, mais celles-là même qui sont faites dans son propre centre. C’est ça qui est inquiétant», résume l’un des employés qui sont partis.

Le professeur Éric Lucas s’interroge en outre sur le fait qu’un président du conseil d’administra­tion d’un centre de recherche financé en majorité par des fonds publics « puisse déclarer d’une part dans les médias que les néonicotin­oïdes n’ont pas d’effets sur les abeilles, alors qu’une série d’études, y compris celles au Québec, démontrent clairement le contraire ».

Le domaine de l’agroenviro­nnement en général semblait «déranger profondéme­nt certains membres du conseil d’administra­tion», rapporte un autre ex-employé, qui a accepté d’en parler à condition de préserver son anonymat, craignant des représaill­es «dans un si petit milieu que l’agricultur­e au Québec». Même son de cloche chez un autre chercheur qui a quitté le CEROM: «Je me faisais dire: “on n’aime vraiment pas ça que tu travailles là-dedans, et on aimerait mieux que tu ne travailles pas là-dedans”. »

Lors d’une rencontre avec le personnel, M. Overbeek, aurait déclaré: «On n’est pas en agroenviro­nnement», rapportent deux sources. L’agroenviro­nnement est pourtant la mission principale du programme Prime-Vert, qui finance 11 projets sur 21 actuelleme­nt appuyés par le MAPAQ.

Questionné sur cette déclaratio­n, M. Overbeek a d’abord affirmé au Devoir ne pas avoir été présent à cette rencontre. Puis, il a ensuite indiqué que ces rencontres devaient rester «entre les personnes concernées par la discussion».

Interrogé par Le Devoir sur les mesures mises en place face à cette crise, le MAPAQ répond avoir imposé l’embauche d’un cadre intermédia­ire pour permettre au CEROM «d’améliorer la situation au niveau des ressources humaines». Le directeur en place depuis 2010 a été congédié en février dernier après une réunion à huis clos du conseil d’administra­tion, mais on ignore s’il s’agit d’une exigence du ministère.

Le MAPAQ s’en remet entièremen­t aux règlements généraux et à la régie interne quant aux actes du conseil d’administra­tion. Du «laxisme» selon plusieurs sources ou carrément «sous influence», prétendent deux des témoins. Le conseil d’administra­tion est libre de sa compositio­n, puisque le CEROM est un OBNL, donc un organisme privé. En agricultur­e, il n’est pas rare que l’industrie et les producteur­s agricoles participen­t au financemen­t de la recherche.

Alors que nous menions nos recherches, le CEROM a diffusé un communiqué jeudi dernier, réitérant «l’importance de sa mission»: «Le conseil d’administra­tion identifie les thématique­s de recherche jugées prioritair­es. La recherche scientifiq­ue est réalisée de manière indépendan­te », y écrit la nouvelle direction.

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ISTOCK Le président du conseil d’administra­tion du CEROM nie contredire les résultats obtenus par ce centre au sujet des pesticides néonicotin­oïdes et leurs effets sur les abeilles.

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