Le Devoir

Des recommanda­tions nationales pour traiter la dépendance aux opioïdes

- PAULINE GRAVEL

Pour faire face à la crise des opioïdes qui sévit au pays, un groupe d’experts propose pour la première fois au Canada des lignes directrice­s nationales en matière de traitement­s de la dépendance aux opioïdes. Préconisan­t le recours à des agonistes opioïdes, tels que la buprénorph­ine-naloxone et la méthadone, et déconseill­ant fortement le sevrage rapide et complet, ces recommanda­tions fondées sur des données scientifiq­ues s’adressent à tous les profession­nels de la santé.

Le Canada traverse ce qu’on peut appeler une crise des opioïdes avec 2861 décès dus à une surdose en 2016 et plus de 4000 en 2017. Cette crise est alimentée par la prescripti­on excessive d’opioïdes médicament­eux pour des douleurs chroniques et la présence non déclarée d’opioïdes synthétiqu­es, comme le fentanyl, qui est 100 fois plus puissant que la morphine, dans maintes drogues vendues dans la rue.

Des recommanda­tions nationales fondées sur les données probantes de la littératur­e scientifiq­ue la plus récente s’imposaient donc pour répondre à cette urgence de santé publique. «Ces lignes directrice­s, qui sont basées sur des données scientifiq­ues ainsi que sur les préférence­s et les valeurs des usagers qui ont également été consultés, se veulent un outil pour aider les médecins à choisir la meilleure option thérapeuti­que pour leurs patients», résume la Dre Julie Bruneau, du Centre de recherche du CHUM, qui a dirigé le groupe pancanadie­n formé de 43 experts et d’usagers qui a développé ces lignes directrice­s publiées aujourd’hui dans le Journal de l’Associatio­n médicale canadienne (JAMC).

Traitement aux agonistes opioïdes

À la suite d’une rigoureuse revue de littératur­e, ces experts ont conclu à l’importance de privilégie­r un traitement aux agonistes opioïdes pour les personnes désirant sortir de leur dépendance aux opioïdes. Les agonistes opioïdes agissent sur les récepteurs opioïdes du cerveau auxquels se fixent normalemen­t les endorphine­s, ces opioïdes produits par notre corps, mais aussi la morphine et l’héroïne. Ils produisent des effets semblables à ceux des opioïdes consommés par les toxicomane­s, mais sont exempts de leurs effets indésirabl­es.

«Les agonistes contrecarr­ent les symptômes de sevrage et la sensation de manque tout en permettant au cerveau de fonctionne­r normalemen­t. La personne peut alors reprendre le contrôle de sa vie et sortir du cycle infernal de recherche d’argent et de drogue», explique la Dre Bruneau.

Les lignes directrice­s recommande­nt fortement de commencer le traitement par la buprénorph­ine-naloxone, mieux connu sous le nom commercial de suboxone, en raison de son profil d’innocuité supérieur aux autres agonistes, dont la méthadone, et de la possibilit­é d’emporter les doses à domicile. Le suboxone se compose de buprénorph­ine et de naloxone.

«La buprénorph­ine est un agoniste partiel, c’est-à-dire qu’il a un effet plafond, ce qui fait qu’il est plus difficile de faire une surdose avec ce médicament. Il est donc beaucoup plus sécuritair­e que la méthadone», précise la spécialist­e en toxicomani­e.

La naloxone, que l’on administre lors de surdose, est pour sa part un antagonist­e qui bloque les récepteurs opioïdes. «Elle a une plus grande affinité pour les récepteurs opioïdes que l’héroïne. Elle déplace donc l’héroïne qui est liée aux récepteurs, et bloque l’effet de l’héroïne, ce qui entraîne le réveil du patient, mais induit les symptômes du sevrage et la sensation de manque», indique la Dre Bruneau qui est professeur­e au départemen­t de médecine familiale et de médecine d’urgence de l’Université de Montréal.

«La naloxone a été introduite dans les comprimés de suboxone que l’on met sous la langue pour empêcher les patients de se les injecter. Si la personne prend le suboxone comme il se doit sous sa langue, la naloxone n’aura aucun effet parce qu’elle n’est pas absorbée par les muqueuses. Par contre, si elle l’écrase et se l’injecte, la naloxone exercera son effet antagonist­e, et le patient ressentira les symptômes du sevrage», souligne la Dre Bruneau.

La buprénorph­ine n’est toutefois pas efficace pour certaines personnes, dont la consommati­on d’opioïdes est plus importante et plus ancienne. Les lignes directrice­s recommande­nt alors d’opter pour la méthadone, un agoniste complet qui fonctionne­ra mieux chez les consommate­urs ayant besoin de grosses doses d’opioïdes.

«La méthadone est toutefois beaucoup moins sécuritair­e. Une dose de méthadone pourrait tuer quelqu’un qui a une faible tolérance. De plus, elle est plus susceptibl­e d’interagir avec d’autres médicament­s, tels que des antirétrov­iraux, des antibiotiq­ues et certains antidépres­seurs, et ces interactio­ns peuvent induire des effets secondaire­s, notamment cardiaques. Au Québec, une exemption est nécessaire pour pouvoir prescrire la méthadone. Elle est administré­e en liquide par la bouche devant le pharmacien », détaille la Dre Bruneau avant d’ajouter qu’il y a une minorité de personnes qui sont allergique­s aux deux médicament­s ou qui n’y sont pas sensibles. Pour ces personnes, «la morphine à libération prolongée sous forme orale est une solution de rechange citée dans la littératur­e ».

Sevrage complet proscrit

Les lignes directrice­s proscriven­t le sevrage complet et rapide (en moins d’un mois), qui consiste à diminuer la dose de méthadone tous les jours jusqu’à ce que la personne n’en prenne plus du tout. La littératur­e scientifiq­ue confirme que cette approche rend les personnes à risque élevé de rechute, voire de décès par surdose, ainsi que de transmissi­on de l’hépatite C et du VIH. «Les personnes en sevrage sont extrêmemen­t malades. Elles vont faire n’importe quoi pour obtenir leur drogue parce que c’est intolérabl­e. Mais si elles ont arrêté de consommer pendant deux à trois semaines, leur tolérance a diminué, la dose dont elles auraient besoin est moindre. Mais comme elles sont très impatiente­s de se soulager, elles consommero­nt souvent une dose semblable à celles qu’elles prenaient avant le sevrage, ce qui sera trop élevé et susceptibl­e de provoquer une surdose. L’autre danger est qu’elles risquent de partager des seringues et ainsi de contracter le VIH ou l’hépatite C», explique la Dre Bruneau.

Ces lignes directrice­s sont importante­s pour ouvrir un dialogue sur nos pratiques, car le sevrage complet et rapide est pratiqué dans plusieurs centres de thérapie au Canada.

«Plusieurs valorisent cette approche en faisant avoir que la personne n’aura plus à prendre un médicament toute sa vie comme une béquille, mais nous la déconseill­ons fortement», déclare la médecin.

«Certains patients qui suivent un programme à la méthadone ou la buprénorph­ine voudront un jour cesser complèteme­nt de prendre ce médicament, mais nous recommando­ns d’y aller lentement pour que le cer veau ait le temps de se réorganise­r. Tranquille­ment dans les années qui suivent le début du traitement, alors qu’elles se réorganise­nt, retournent à l’école, changent d’amis et sortent du milieu [de la drogue], on pourra alors commencer à réduire les doses de méthadone, pour changer à terme pour la buprénorph­ine, qui provoque moins d’effets secondaire­s, ou diminuer complèteme­nt la méthadone. On peut en arriver à un sevrage complet comme ça», indique la chercheuse.

Diminuer les doses

Environ la moitié des patients qui vont bien arrivent à se sevrer complèteme­nt sur des périodes de quelques années. L’autre moitié parvient à diminuer les doses de médicament­s jusqu’à un plateau en dessous duquel ils ne sont pas bien, «peut-être parce que leur cerveau n’a pas réussi à se réorganise­r ou à reproduire ses endorphine­s ou à modifier ses récepteurs. On ne le sait pas trop». Ces patients font alors le choix de prendre une petite dose de leur médicament agoniste pour demeurer stables, «sinon ils devront prendre un antidépres­seur et un anxiolytiq­ue pour s’endurer. Ils ne possèdent plus les critères de la toxicomani­e et ils ressemblen­t alors à d’autres patients qui doivent prendre leur médicament contre une maladie chronique, comme l’hypertensi­on ou le diabète. »

«Quand les personnes qui souffrent de diabète de type 2 perdent leur surplus de poids, certains pourront cesser de s’injecter de l’insuline. Mais d’autres auront toujours besoin de ce médicament, en moins grosses doses toutefois», explique la spécialist­e.

Les lignes directrice­s insistent aussi sur le fait que l’on devrait offrir aux toxicomane­s, qui ont souvent plusieurs difficulté­s dans leur vie, un suivi psychosoci­al, mais ce dernier «ne devrait jamais être obligatoir­e pour avoir accès au traitement, car pour plusieurs, la médication seule fonctionne», souligne la Dre Bruneau, qui espère par ailleurs que ces lignes directrice­s inciteront les médecins de première ligne à prendre en charge les personnes ayant des problèmes de dépendance aux opioïdes, «qui ne sont pas toutes des cas complexes», afin qu’elles «aient accès à notre réseau de la santé un peu plus facilement ».

Les personnes en sevrage sont extrêmemen­t malades. Elles vont fa ire n’importe quoi pour obtenir leur drogue parce que c’est intolérabl­e. La Dre Julie Bruneau, au sujet des patients en sevrage de méthadone

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