Le Devoir

Tout acheter

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Fugue à treize ans, prostituti­on à quinze. Fille-mère à dix-sept. La toile de fond de cette histoire est faite de violences, d’agressions sexuelles, de tentatives de suicide, de dépression­s, d’un constant sentiment d’humiliatio­n. Vous voyez le portrait.

Un cas parfait d’aliénation: privée de la capacité de contrôler sa vie, Cheyenne Sharma, qui a aujourd’hui 23 ans, est en bonne partie privée aussi de la conscience de cette privation. Sa vie s’offre à nous telle une vaste leçon des ténèbres. Mais peut-on apprendre quelque chose d’une leçon pareille ?

Dans sa glissade, Cheyenne Sharma s’est retrouvée à jouer les taxis pour un commerce de drogue. Elle croyait que l’argent ainsi gagné l’aiderait à échapper à un avis d’expulsion de son logement. Cheyenne est amérindien­ne. Sa grand-mère, enceinte aussi très jeune, prostituée comme elle, s’était livrée au trafic d’alcool, après avoir connu le régime des pensionnat­s. Son père, lui, fut déporté à Trinidad pour une affaire de meurtre. Il y resta douze ans, au pénitencie­r. Me viennent à l’esprit des vers de Gaston Miron: «Déchéance est ma parabole depuis des suites de pères. »

Cette vie, étalée dans un procès, pourrait constituer une page d’un roman de Zola, du moins si on pouvait arriver à croire, comme le pensait l’écrivain, que la misère est liée à une forme d’atavisme. Mais on sait bien que la spirale noire de pareils destins n’est pas une fatalité et qu’elle se nourrit parce que son terreau ne change pas. Alors que les autochtone­s comptent pour moins de 5 % de la population, ils représente­nt le quart de la population carcérale au Canada.

En Ontario, le juge Casey Hill a conclu que les vingt-quatre mois d’emprisonne­ment requis pour trafic de drogue contre Cheyenne Sharma ne risquaient guère d’améliorer sa condition, mais plutôt d’ajouter une couche de malheur supplément­aire à une vie qui en est déjà gorgée jusqu’au trop-plein. Le juge ne l’a donc condamnée qu’à… dix-sept mois de prison. Ce qui change tout, comme de raison.

Le 14 février, dans un de ses messages théâtraux qui sonnent faux, le premier ministre Trudeau avait, encore une fois, promis des solutions à la situation des Premières Nations, en particulie­r en ce qui concerne le système de justice. C’était à la suite de la mort par balle d’un jeune autochtone tué par un fermier de l’Ouest, lequel venait d’être acquitté après un procès discutable. Mais rien de vraiment concret, encore une fois, pour changer ce système, disaient les critiques. Je vais vite, faute d’espace, pour en arriver à ce budget de l’État fédéral du 27 février: 5 milliards de dollars pour les Premières Nations, dont 1,4 milliard pour l’éducation des enfants. Du jamais vu.

Il faut aimer se gargariser de clichés pour penser que cette portion de la population est soudain gâtée. En vérité, le gouverneme­nt ne va pas plus loin que là où il est forcé d’aller. Le Tribunal des droits de la personne a en effet souligné par exemple, preuves à l’appui, l’iniquité de traitement subie par 165 000 enfants autochtone­s au pays. Loin de se presser pour corriger la situation, Ottawa a dû être rappelé à l’ordre par cinq avis du Tribunal.

Le Canada est passé petit à petit d’une politique coloniale qui prônait l’ anglo conformité comme une nécessité ce dont a aussi beaucoup pâti le Canada français à la fiction d’un pluralisme culturel commandé par une nouvelle culture politique fondée sur les droits de la personne et le multicultu­ralisme. «Il n’y a pas d’identité de base, pas de courant dominant au Canada», déclarait Justin Trudeau au New York Times en 2015. Ce qui fait de son pays, ajoutait-il sans rire, «le premier État post-national». Voici la zone internatio­nale d’un aéroport envisagée comme un idéal, avec au milieu un musée ethnologiq­ue pour faire bonne figure. La politique de «reconnaiss­ance» à l’égard des Premières Nations va exactement dans le sens de cette illusion d’un pouvoir qui feint de ne pas en être un.

Les autochtone­s servent de miroir aux alouettes pour ceux-là qui, comme Justin Trudeau, aiment s’admirer pour se sentir exister. Car dans cette nouvelle fiction du pouvoir à laquelle préside M. Trudeau, les Premières Nations sont d’abord invitées à incarner une identité prénationa­le qui aide à définir et à fonder la légitimité de cet État.

La nouvelle représenta­tion sociale des autochtone­s dans l’État canadien constitue une façon commode de normaliser les dépossessi­ons d’hier. En plongeant les Premières Nations dans le grand bain de la reconnaiss­ance symbolique, le Canada continue de flotter sur ses vieilles eaux usées, mais en plaidant qu’il les adoucit désormais par un alambic politique qui distille en fait les produits nécessaire­s à sa perpétuati­on. Et il se perpétue, se flattant désormais de sa bonne conscience lavée à la grande eau du présent. Les fondements de ce régime de pouvoir n’en restent pas moins inégalitai­res.

Ce mécanisme de normalisat­ion du pouvoir, placé sous le grand chapiteau de la « réconcilia­tion », s’appuie sur un discours plus attentif que jamais à la reconnaiss­ance de la souffrance. Il réduit de la sorte les victimes au silence, puisqu’il maintient leurs vexations dans l’ordre du symbolique plutôt que dans l’idée que le pouvoir est constitué de rapports de force. Hier comme aujourd’hui, ce pouvoir veille d’abord et surtout à se perpétuer sans avoir à lutter. Et il lui suffit à cette fin de tout acheter.

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