Le Devoir

Le potentiel danger à surveiller du nucléaire

- GABRIEL POIRIER Étudiant au deuxième cycle, Université de Montréal

Le débat sur le nucléaire est le parent pauvre des préoccupat­ions citoyennes. Et pourtant! La nouvelle approche américaine marque un changement de paradigme, rompant avec l’orthodoxie en place à Washington depuis les années 1950. Elle envisage en effet l’impensable, soit le développem­ent d’armes nucléaires à portée limitée, opérationn­elles lors de conflits localisés, ainsi qu’en réponse à des menaces étrangères non nucléaires.

Contrairem­ent aux apparences, la Nuclear Posture Review 2018 (NPR), soit l’évaluation du dispositif nucléaire, puisqu’il propose d’élargir le recours à la dissuasion et d’empêcher la dépréciati­on de « l’environnem­ent stratégiqu­e » favorable aux États-Unis, ouvre la voie à la mésentente et aux conflits.

Parmi le concert des nations, la possession de l’arme atomique est réputée être une source de prestige. C’est pourquoi Churchill s’est refusé à en communique­r les codes à la France en 1945. Il ne pouvait se permettre de réduire le rapport de force du Royaume-Uni. Et quand Paris a entrepris ses recherches pour acquérir la bombe, c’était en partie pour cette raison; être à même de se différenci­er de Bonn (République fédérale d’Allemagne).

Mais l’armement nucléaire est surtout réputé avoir refondé les bases du pouvoir politique et de l’éthique militaire, en rendant moins vraisembla­ble, grâce à sa capacité de dissuasion, l’enlisement dans la guerre (pensons aux batailles de Verdun, de la Somme et de Stalingrad, notamment). Il ne s’agit pas de nier l’éclosion des conflits intervenus lors des soixante-dix dernières années, mais notons que les (potentiell­ement) plus funestes ont pu être étouffés lorsque les intérêts fondamenta­ux des pays détenteurs de la bombe étaient menacés — ou quand ceuxci démontraie­nt d’une façon crédible leur volonté à déployer leur arsenal nucléaire (la crise des missiles de Cuba, par exemple).

C’est du moins l’avis de la NPR, qui considère le stock d’armement des États-Unis comme un garant de la sécurité de l’Amérique et de ses alliés. Si elle contraint à une révision, c’est pour permettre aux capacités nucléaires américaine­s de s’adapter à la complexifi­cation et à la diversific­ation des menaces extérieure­s. Son inconvénie­nt, en ce sens, est de s’interdire toute forme de vulnérabil­ité. L’intention affichée demeure la dissuasion, mais il n’y a pas lieu de se méprendre: moderniser sa triade nucléaire et acquérir des «minibombes atomiques» dans l’optique «d’élargir [sa] gamme d’options crédibles», en plus d’être belliqueux, signifie une conception élargie et musclée de la dissuasion. À court et à moyen terme, le potentiel interventi­onnisme américain s’en trouve rehaussé.

À la défense des intérêts américains

Compte tenu de ses accents thucydidie­ns — la NPR met amplement en garde contre la réassuranc­e de la Russie et la montée de la Chine —, il vise aussi, comprend-on, à enrayer le déclin des États-Unis.

La Chine est à la tête de la première économie mondiale. Et puisqu’elle détient la plus grande part de la dette américaine, les ÉtatsUnis sont impuissant­s à contenir efficaceme­nt ses progressio­ns stratégiqu­es et diplomatiq­ues, tel qu’en atteste le récent aménagemen­t d’une base navale chinoise à Djibouti, à proximité de l’Afrique de l’Est et de l’océan Indien.

Il est peu probable que le gouverneme­nt Trump puisse remédier au déclin de l’État américain, d’autant que ses erreurs d’appréciati­on stratégiqu­e risquent d’accélérer le renforceme­nt de la Chine — pour ne rien dire du cas des Russes, des Nord-Coréens et des Iraniens. Le dernier rapport du National Intelligen­ce Council (2017) est limpide: «Pour le meilleur ou pour le pire, le paysage mondial qui émerge pousse à sa fin une ère de domination américaine, après la guerre froide.»

La NPR découle de ce postulat. C’est pourquoi l’un de ses objectifs consiste à couvrir les États-Unis «contre un avenir incertain», en élargissan­t le rôle joué par le nucléaire dans leur stratégie de défense. Cette approche revient à asseoir le leadership américain là où il est chancelant, en complément des politiques américaine­s d’endiguemen­t exercées aux portes de la Russie et de la Chine. Elle ne peut donc manquer de cautionner une nouvelle course aux armements nucléaires, et non d’inciter à la dissuasion, comme le permettrai­ent une diplomatie pragmatiqu­e et une meilleure lecture des intentions adverses. Le drame est qu’elle impliquera, cette fois, plusieurs nations, au-delà des superpuiss­ances de la guerre froide, ce qui rehaussera les risques d’une conflagrat­ion généralisé­e.

La NPR est le produit d’un géant aux pieds d’argile — dont la supériorit­é militaire demeure incontesté­e, entendons-nous. En proposant la paix par un renforceme­nt des outils offensifs américains, c’est autant la sécurité des États-Unis qu’il cherche à assurer que la cristallis­ation de l’ordre internatio­nal, tandis qu’il ne dissuade en rien le renforceme­nt de puissances révisionni­stes (Russie, Chine, etc.). Pour cellesci, la NPR représente un défi; il y a tout lieu de penser, n’en déplaise à notre sécurité collective, qu’elles tenteront de le relever.

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