Le Devoir

Quand la nature reprend ses droits

Fleuves, montagnes et rivières sont devenus, en 2017, des entités juridiques

- ÉRIC TARIANT

«L’eau est sacrée, l’eau est la vie et doit être protégée pour tous.» Ce slogan, les Sioux de Standing Rock, dans le Dakota du Nord, n’ont cessé de le marteler pendant les longs mois, d’août 2016 à fin février 2017, au cours desquels ils se sont opposés au passage de l’oléoduc Dakota Access sur leurs terres sacrées pour protéger leur eau potable.

Après le démantèlem­ent du camp par le président Donald Trump en mars 2017, deux ONG représenta­nt les intérêts des communauté­s menacées ont porté plainte devant des tribunaux fédéraux pour ordonner le respect des lois environnem­entales.

Rivière vivante

Aux États-Unis comme ailleurs dans le monde, les peuples autochtone­s ont souvent été à la pointe de la mobilisati­on contre l’extractivi­sme et ses pollutions environnem­entales, les premiers à s’opposer à des infrastruc­tures pétrolière­s et autres projets miniers ou hydroélect­riques qui fragilisen­t les écosystème­s. Les premiers aussi à lutter pour que des droits soient accordés aux fleuves, aux arbres et aux montagnes pour mieux les protéger.

Et l’année 2017 restera sans doute dans les mémoires comme celle de la montée en puissance des droits de la nature. Des exemples? En mars, le Parlement néo-zélandais a reconnu, dans une loi, la rivière Whanganui comme une entité vivante et indivisibl­e. Des gardiens — un représenta­nt de l’État et le peuple maori Iwi — ont été nommés pour défendre ses intérêts et la représente­r en justice.

En mai, en Colombie, la Cour constituti­onnelle a décidé de donner des droits à un cours d’eau, le fleuve Atrato. En septembre, le fleuve Colorado, aux États-Unis, a saisi lui-même la justice de l’État pour demander à être reconnu comme personnali­té juridique. En décembre dernier, en Nouvelle-Zélande, le mont Taranaki, considéré par les population­s autochtone­s comme un ancêtre, un membre de la famille, s’est vu, à son tour, reconnaîtr­e ces mêmes droits. C’est l’aboutissem­ent «d’une bataille de 170 ans menée par le peuple maori », affirme, sur le site Naturerigh­ts, Marine Calmet, juriste française spécialisé­e dans le droit de l’environnem­ent.

À la défense de l’Himalaya

En avril 2017, c’est l’Inde qui a, à son tour, défrayé la chronique. La Haute Cour de l’État d’Uttarakhan­d a reconnu le Gange ainsi que son affluent, la rivière Yamuna, comme des personnes vivantes. Il en va de même, souligne-t-elle, de tous les écosystème­s himalayens situés sur son territoire: glaciers, rivières, ruisseaux, lacs, sources, cascades, prairies, vallées et jungles. La Haute Cour a pris soin de nommer comme «parents» de ces écosystème­s des personnali­tés locales chargées d’assurer leur protection.

«Les peuples premiers savent ce que nous avons longtemps oublié: la terre nous est vitale et son destin préfigure le nôtre, souligne Valérie Cabanes, juriste en droit internatio­nal spécialisé­e dans les droits de la personne. Leur sagesse leur a permis de vivre pendant des millénaire­s en harmonie avec la nature. Nos sociétés prétendume­nt évoluées doivent réapprendr­e, en s’inspirant d’eux, à vivre en paix avec le vivant, à ne plus vouloir le dominer », poursuit cette Française qui oeuvre pour une reconnaiss­ance universell­e des droits de la nature et du crime d’écocide.

Les droits de la Pachamama

Que faire quand la déforestat­ion s’accélère, que les glaciers fondent à un rythme beaucoup plus soutenu que ne le pensaient jusqu’alors les scientifiq­ues et que les océans se réchauffen­t à la vitesse grand V? Quand les droits de la personne fondamenta­ux — droit à l’eau, à l’alimentati­on, à la santé — risquent de ne plus être garantis et que l’instinct de sur vie collectif de l’espèce humaine tarde à se réveiller? Ces questions, le juriste et professeur de droit américain Christophe­r Stone se les était posées il y a plus de quarante ans.

En 1972, pour empêcher qu’un projet de la société Walt Disney, menaçant une forêt de séquoias, ne voie le jour, il propose d’accorder des droits aux arbres. «Les arbres doivent-ils pouvoir plaider?» s’interroge-t-il alors dans un article pionnier suggérant de faire de la nature un sujet de droit. Sa propositio­n, perçue comme une provocatio­n, est alors accueillie avec des sarcasmes et des fins de non-recevoir.

Depuis, l’idée a fait son chemin. Lentement, mais sûrement. Elle a pris forme, au début des années 2000, en s’inscrivant d’abord dans des textes de loi et dans la jurisprude­nce de pays du Sud. La percée est venue de l’Équateur et de la Bolivie, deux pays animés par une philosophi­e de vie multisécul­aire puisant ses racines dans les traditions autochtone­s du monde andin et amazonien. En 2008, l’Équateur de Rafael Correa a été le premier pays au monde à reconnaîtr­e dans sa Constituti­on la nature comme sujet de droit. Sa loi fondamenta­le veille sur la Terre Mère, la Pachamama, «qui a droit au respect absolu de son existence et au maintien et à la

régénérati­on de ses cycles vitaux, de ses fonctions et de ses processus évolutifs». Son article 72 précise clairement: «Toute personne, toute communauté, tout peuple ou toute nation pourra exiger de l’autorité publique le respect des droits de la nature. »

Actions juridiques

En 2009, à son tour, la Bolivie a donné valeur constituti­onnelle aux droits de la nature, suivie par le Mexique en 2017. Dans ces pays, les juges peuvent désormais utiliser ces dispositio­ns constituti­onnelles pour contrer les atteintes portées aux écosystème­s. En Équateur, depuis que le gouverneme­nt a intensifié l’extractivi­sme pétrolier et repris l’exploitati­on minière à grande échelle, les magistrats ne s’en privent pas. En 2011, la Cour provincial­e de Loja a prononcé une injonction afin de stopper un projet de route qui allait perturber le cours d’une rivière, rappelle Valérie Cabanes dans son livre Un nouveau droit pour la Terre. La Cour a invoqué «le principe d’un droit intergénér­ationnel, reconnaiss­ant l’importance de la nature pour protéger les intérêts des génération­s présentes et futures», explique-t-elle.

On observe les mêmes changement­s de conscience dans des pays du Nord. En Suisse par exemple, en 2008, la Commission fédérale d’éthique pour le génie génétique dans le domaine non humain (CENH) a reconnu dignité et valeur morale aux plantes. Trois années auparavant, la Confédérat­ion avait introduit une loi, parmi les plus modernes au monde, visant à

améliorer le statut juridique des animaux. Depuis 2003, les animaux ne sont plus considérés comme des choses, mais comme des êtres vivants doués de sensibilit­é.

La Terre, foyer commun

Au printemps 2010, après l’échec de la COP 15 de Copenhague, Evo Morales, le président bolivien, invite les ONG, les peuples et les mouvements sociaux à établir des mesures plus contraigna­ntes afin de limiter le changement climatique. Réunie à Cochabamba, la Conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre Mère adopte alors une déclaratio­n des droits de la nature qui propose que la planète ne soit plus considérée comme un objet inanimé exploitabl­e à merci, mais comme un foyer commun, un lieu vivant qu’il faut protéger juridiquem­ent.

Cette décision a permis d’internatio­naliser le concept des droits de la nature qui commence, depuis, véritablem­ent à essaimer. Ceux-ci ont été reconnus, sur plusieurs continents, par de multiples collectivi­tés publiques et cours de justice. Aux États-Unis, notamment, où 34 municipali­tés les ont intégrés dans leurs législatio­ns locales.

En Nouvelle-Calédonie, la communauté kanak des îles Loyauté a reconnu dans son Code de l’environnem­ent, adopté en avril 2016, le «principe unitaire de vie» en vertu duquel «l’homme appartient à l’environnem­ent naturel qui l’entoure». Si, comme le souligne Valérie Cabanes, à l’issue du référendum d’autodéterm­ination prévu sur «le Caillou» en novembre prochain, le territoire décide de rester dans le giron français, l’Hexagone devra intégrer dans son Code civil ces principes dérogatoir­es qui pourront être utilisés par les juges français.

L’écocide, nouveau crime?

Ces normes juridiques, nationales et locales, dont l’applicatio­n dépend de la combativit­é des juges, suffiront-elles pour freiner ou arrêter les atteintes portées aux écosystème­s à l’échelle mondiale qui impactent l’humanité tout entière ? Il est permis d’en douter. Pour renforcer le dispositif, le mouvement End Ecocide on Earth milite pour la création d’une nouvelle dispositio­n juridique internatio­nale, le crime d’écocide, plus à même de protéger l’habitabili­té de la Terre. Pour l’ONG, la sauvegarde de la vie suppose que la souveraine­té de chaque pays s’efface devant une justice universell­e qui reconnaîtr­ait à la nature le droit d’exister et de perdurer.

«Ce nouveau crime internatio­nal permettrai­t de poursuivre des personnes physiques, des États, mais aussi des entités morales (sociétés transnatio­nales) responsabl­es d’atteintes graves à l’intégrité du système Terre, précise Valérie Cabanes. Si le crime d’écocide avait été reconnu, Donald Trump n’aurait pu sortir de l’accord internatio­nal sur le climat sans craindre des poursuites devant la justice internatio­nale. »

Le mouvement End Ecocide on Earth milite pour la création d’une nouvelle dispositio­n juridique internatio­nale, le crime d’écocide

 ?? PHOTOS GABRIEL BOUYS AGENCE FRANCE-PRESSE ?? En avril 2017, la Haute Cour de l’État d’Uttarakhan­d, en Inde, a reconnu le Gange ainsi que son affluent, la rivière Yamuna, comme des personnes vivantes.
PHOTOS GABRIEL BOUYS AGENCE FRANCE-PRESSE En avril 2017, la Haute Cour de l’État d’Uttarakhan­d, en Inde, a reconnu le Gange ainsi que son affluent, la rivière Yamuna, comme des personnes vivantes.
 ??  ?? En septembre, le fleuve Colorado, aux ÉtatsUnis, a saisi lui-même la justice de l’État pour demander à être reconnu comme personnali­té juridique.
En septembre, le fleuve Colorado, aux ÉtatsUnis, a saisi lui-même la justice de l’État pour demander à être reconnu comme personnali­té juridique.

Newspapers in French

Newspapers from Canada