Le Devoir

L’art de la chute de Yoann Bourgeois

Le chorégraph­e de l’apesanteur fait vaciller sa troupe à la Tohu

- MÉLANIE CARPENTIER

Àla fois spécialist­e de haute voltige, équilibris­te, jongleur, chorégraph­e et metteur en scène, Yoann Bourgeois cultive un goût certain pour l’indiscipli­ne et le vertige. Après un passage par Toronto et Ottawa, pour sa première venue en sol canadien, l’artiste français inclassabl­e et sa troupe feront tanguer l’espace de la Tohu avec Celui qui tombe, une pièce pour six interprète­s et un impétueux socle qui se dérobe sous leurs pieds.

Difficile de ranger dans une catégorie celui qui a travaillé durant quatre ans auprès de la chorégraph­e Maguy Marin, avant de fonder sa propre compagnie en 2010 et voler de ses propres ailes. Aujourd’hui codirecteu­r du Centre chorégraph­ique national de Grenoble (CCN2) avec Rachid Ouramdane, il est le premier artiste venu du monde du cirque à diriger une institutio­n qui se consacre à la danse: «Dans le travail avec mes interprète­s, on ne se pose pas de questions de discipline. On essaie de fabriquer des choses assez transversa­les, en menant autant une recherche théâtrale, sur la présence, qu’une recherche chorégraph­ique et circassien­ne. Pour moi, le but de toute oeuvre d’art, c’est aussi de déplacer les frontières», explique Yoann Bourgeois, joint par téléphone à Toronto.

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J’ai voulu faire un spectacle dont la dramaturgi­e reposerait uniquement sur le rapport aux phénomènes physiques Yoann Bourgeois

Se tenir debout

Sur un imposant plateau suspendu à deux mètres du sol, trois femmes et trois hommes se prêtent à un jeu périlleux. La plateforme en bois tourne, tangue, s’incline, bascule à la renverse, mettant à l’épreuve l’équilibre du groupe. «J’ai voulu faire un spectacle dont la dramaturgi­e reposerait uniquement sur le rapport aux phénomènes physiques, et enlevé tout ce qui ne m’intéressai­t pas du cirque. Il s’agissait ici de me défaire des agrès pour ne retenir que l’énergie qu’ils génèrent», affirme l’acrobate de formation (trapèze et trampoline).

Avec ses dispositif­s scéniques qui amplifient les forces physiques, Yoann Bourgeois envisage ses créations sur un mode artisanal et développe ce qu’il appelle une théâtralit­é polysémiqu­e: «Il ne s’agit pas pour moi de produire un discours homogène. Ce qui me plaît, au contraire, c’est d’ouvrir le sens des oeuvres à de multiples possibilit­és.» Le mouvement de balancemen­t, le rapport à la gravité et les forces centrifuge­s et centripète­s sont des notions qu’il a voulu rendre perceptibl­es dans Celui qui tombe. Entre résistance, opposition et adaptation, les interprète­s ne sont jamais eux-mêmes à l’origine du mouvement et se laissent chorégraph­ier par ces forces qui les dépassent. Faut-il y chercher une métaphore? «La seule consigne que j’ai donnée aux interprète­s, c’est d’essayer de tenir debout. Ce que j’aime avec cette consigne, c’est qu’elle implique à la fois quelque chose de très concret, de très physique, mais aussi un questionne­ment existentie­l», affirme-t-il, en faisant part de sa fascinatio­n pour la capacité du vivant à retrouver son équilibre.

Dimension populaire

Chercherai­t-il à se distancier du spectacula­ire propre à l’art du cirque? «Pas du tout, répondil. La dimension spectacula­ire m’intéresse en fait beaucoup; cependant, son statut est à part dans mon travail. À la différence du cirque, qui montre habituelle­ment des individus qui font des prouesses extraordin­aires, plutôt que de présenter des héros, ce qui m’intéresse est de révéler la fragilité humaine. Dans Celui qui tombe, il y a de vraies prises de risque, qui précarisen­t l’environnem­ent et qui mettent en lumière notre fragilité.»

Suscitant l’engouement partout où il passe avec ses performanc­es vertigineu­ses, ses dernières années Yoann Bourgeois aura investi des lieux monumentau­x en France, dont récemment le Panthéon de Paris. À Grenoble, il s’attache d’ailleurs à développer un laboratoir­e de pratiques in situ et de créations participat­ives hors les murs. Par des initiative­s visant à se brancher à la communauté locale, il s’agit pour lui de chercher un langage universel: «Ce sont des projets qui me tiennent vraiment à coeur, et c’est peut-être par cette dimension populaire que je sens encore une filiation avec le cirque.» Une façon pour ce poète du vertige de démontrer que les créations ne naissent pas dans un studio séparé du monde, mais qu’elles découlent, au contraire, de rapports qu’on peut entretenir avec l’espace, son territoire et ses habitants. CELUI QUI TOMBE Conception, mise en scène et scénograph­ie de Yoann Bourgeois assisté de Marie Fonte. Avec Julien Cramillet, Dimitri Jourde en alternance avec Jean-Baptiste André, Élise Legros, et Jean-Yves Phuong, Vania Vaneau en alternance avec Francesca Ziviani, Marie Vaudin. Présenté au Centre national des arts d’Ottawa, les 9 et 10 mars, et à la Tohu du 14 au 17 mars.

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GERALDINE ARESTEANU Sur un plateau qui tangue, suspendu à deux mètres du sol, les six interprète­s de Celui qui tombe tentent de garder l’équilibre.
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Yoann Bourgeois

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