Le Devoir

Une minière poursuit un village pour 96 millions

- ALEXANDRE SHIELDS

Quelques jours après le rejet de la requête d’une pétrolière contre Ristigouch­e- Partie-Sud-Est, la petite municipali­té de Grenvilles­ur- la- Rouge est ciblée par une poursuite d’une ampleur sans précédent au Québec, cette fois de la part d’une compagnie minière de Vancouver. Celle-ci lui réclame 96 millions de dollars en raison du blocage d’un projet de mine à ciel ouvert.

L’entreprise Canada Carbon souhaite exploiter une mine à ciel ouvert de graphite et de marbre sur le territoire de la municipali­té, située à une heure de route à l’ouest de Montréal, dans les Laurentide­s. Ce projet, développé depuis 2013, doit créer une cinquantai­ne d’emplois directs pendant environ une décennie.

Jusqu’aux élections municipale­s de novembre dernier, les élus de Grenville- sur- la

Rouge étaient d’ailleurs favorables au projet de la minière, qui possède près de

100km2 de permis d’exploratio­n dans cette région reconnue comme une destinatio­n de villégiatu­re.

Le portrait a toutefois changé en novembre, puisque le conseil municipal qui a alors été élu a fait campagne en signifiant clairement son opposition à l’implantati­on de la mine. Dès décembre, il a d’ailleurs modifié le règlement de zonage municipal de façon à bloquer les projets d’exploitati­on minière.

Au début de l’année, le conseil a aussi adopté une résolution formelle d’opposition au projet Miller de Canada Carbon. La résolution indique que les ressources en eau potable seraient menacées par le projet, mais aussi que celui- ci

La somme réclamée correspond à 20 fois le budget total de la municipali­té

pourrait « entraîner une importante défigurati­on du paysage » et nuire aux projets de développem­ent liés au tourisme et à l’agricultur­e.

On y souligne également que la municipali­té ne pourrait se permettre « la perte nette de sa valeur foncière » en raison de l’implantati­on de la mine, mais aussi que les infrastruc­tures municipale­s n’ont pas été construite­s pour répondre aux besoins de transports intensifs de la minière.

Le blocage du projet par la municipali­té a eu pour effet de stopper récemment l’analyse du dossier déposé par Canada Carbon à la Commission de protection du territoire agricole du Québec (CPTAQ), qui devait autoriser le développem­ent dans ce secteur zoné agricole. La minière vient d’ailleurs de porter en appel la décision de la CPTAQ devant le Tribunal administra­tif du Québec.

96 millions

En parallèle de cette démarche, Canada Carbon vient surtout d’intenter une poursuite sans précédent de la part d’une entreprise minière contre une municipali­té du Québec.

Selon ce qu’on peut lire dans les documents déposés en Cour supérieure, l’entreprise juge que la résolution adoptée en décembre « est abusive, illégale et a été adoptée de mauvaise foi, malicieuse­ment et dans la seule intention de nuire à [Canada Carbon] et de bloquer son projet de mine et de carrière ».

Selon la minière, cette résolution fait partie de « la croisade entreprise par les membres du conseil municipal avant qu’ils ne le deviennent […] » . Elle souligne du même coup que son projet « est légal et conforme à la réglementa­tion d’urbanisme applicable ».

La minière réclame donc l’annulation de la résolution municipale qui bloque son projet. Elle exige aussi une somme de 96 millions de dollars à la municipali­té, aux conseiller­s et au maire, qu’elle juge « responsabl­es de lui rembourser tous les dommages causés par la fermeture » de la demande à la CPTAQ et de la « non-réalisatio­n du projet ». Ce montant équivaut à 20 fois le budget annuel de Grenville-sur-la-Rouge, une municipali­té d’environ 2800 habitants.

L’entreprise Canada Carbon n’a pas répondu aux questions du Devoir lundi.

Même chose du côté de la

CPTAQ.

Le maire de la municipali­té, Tom Arnold, s’est limité pour sa part à lire une déclaratio­n écrite : « La municipali­té a agi de bonne foi dans ce dossier conforméme­nt à ses pouvoirs. Elle déplore vivement que Canada Carbon puisse demander aux tribunaux d’annuler la résolution adoptée par la municipali­té et de faire reconnaîtr­e ses droits à exploiter son site, tout en réclamant en même temps une somme de 96 millions de dollars. »

Il existe des similitude­s entre cette cause et celle impliquant la municipali­té de Ristigouch­ePartie-Sud-Est

Milieu fragile

Opposant au projet de mine à ciel ouvert et propriétai­re d’un terrain situé près du site, Normand Éthier a rappelé lundi que l’opposition au projet a pris de l’ampleur au cours des dernières années. « Il n’y avait pas d’acceptabil­ité sociale pour le projet, a-t-il expliqué au Devoir.

On sait que la mine causerait des dégâts au paysage dans un secteur de villégiatu­re situé au-dessus d’un aquifère important et près d’une centaine de propriétés. »

« La question fondamenta­le qui se pose ici est la suivante : qui dirige le développem­ent régional au Québec ? Est-ce que ce sont les compagnies privées, ou alors les citoyens qui, dans leur municipali­té, peuvent avoir leur mot à dire sur le développem­ent de leur milieu ? C’est la même question qui se posait à Ristigouch­e », a ajouté M. Éthier.

Professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, David Robitaille estime non seulement que cette requête « ressemble à une poursuite-bâillon », mais aussi qu’elle a « d’importante­s similitude­s avec la cause de Ristigouch­e ».

« Dans sa décision dans le dossier Ristigouch­e, la Cour supérieure reconnaît le rôle important et légitime des municipali­tés en matière de protection de l’environnem­ent et de santé publique. La Cour souligne l’importance démocratiq­ue des gouverneme­nts de proximité et de l’intérêt public citoyen. Elle reconnaît aussi le principe de précaution en matière environnem­entale. Ces principes sont tout à fait pertinents dans cette nouvelle affaire », a expliqué Me Robitaille.

Pour le porte-parole de la Coalition pour que le Québec ait meilleure mine, Ugo Lapointe, la requête de Canada Carbon est tout simplement abusive. « Cette minière de Vancouver échoue clairement au test de l’acceptabil­ité sociale. Pire, en intentant une telle poursuite, elle démontre à quel point elle n’a aucun respect envers la population de Grenville- sur- la- Rouge, qui s’oppose au projet depuis près de deux ans et qui a élu démocratiq­uement et à forte majorité un nouveau conseil municipal pour représente­r sa voix ».

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