Le Devoir

Un faux pas des Grands Ballets canadiens ?

Des danseurs de la compagnie dénoncent « l’ode à la femme » imaginée par le directeur artistique

- ANNABELLE CAILLOU CATHERINE LALONDE

«Une ode à la femme » au sortir de l’an # MoiAussi ? L’idée aurait pu être bonne. Mais la programmat­ion de la 62e saison des Grands Ballets canadiens de Montréal (GBC) fait controvers­e en présentant la femme comme symbole, thème et objet de séduction, alors qu’une seule signature chorégraph­ique féminine en fait partie.

La vision de la féminité, dans les mots comme les photos, y est jugée par plusieurs comme déconnecté­e de la discussion sociale, « rétrograde » , « macho » , ou « opportunis­te » . Au point que danseurs et obser vateurs des GBC brisent, pour marquer leur désaccord, le code du silence qui régit encore le monde du ballet.

La saison 2018-2019, présentée à l’encre rose comme une « ode à la femme » , ne comptera qu’une seule d’entre elles, Cathy Marston, sur les six spectacles et huit chorégraph­es annoncés. Pour la soirée Femmes, les oeuvres seront signées par trois hommes: Douglas Lee, Medhi Walerski et Marwik Schmitt.

En réaction, une pétition a été lancée par la chorégraph­e torontoise Kathleen Rea sur les médias sociaux. « Nous vous demandons d’ajouter une chorégraph­e féminine au programme Femmes et de laisser une femme raconter sa propre histoire à travers la danse », lit-on dans la missive, qui avait récolté plus de 2000 signatures lundi au moment où ces lignes étaient écrites.

Omertà

« Je sais que je commets un suicide profession­nel si j’émets une opinion négative envers les GBC à visage découvert » , a indiqué une des personnes interviewé­es — qui comme tous ceux qui ont parlé au Devoir et sont encore en relation d’af faires avec la compagnie a demandé l’anonymat par crainte de représaill­es. « Les GBC sont encore teintés de cette époque où la soumission demandée aux danseurs était quasi totale. »

« Nous n’avons pas la permission de commenter, ni de parler de manière négative de la compagnie, sans quoi nous risquons d’être pé- nalisés », avance un danseur. « Ça ne m’a jamais dérangé auparavant, car j’aime profondéme­nt les Grands. Mais je suis embarrassé de voir la direction que nous prenons. Nous étions un des leaders du monde de la danse et, aujourd’hui, nous donnons l’exemple parfait de ce qu’il ne faut pas faire. »

Le directeur artistique des GBC depuis juillet 2017, Ivan Cavallari, a affirmé au Devoir avoir été surpris par la pétition. « On ne fera pas de dévoilemen­t de la programmat­ion 2019- 2020 maintenant, mais des négociatio­ns avec des chorégraph­es femmes sont en cours », préciset-il, rappelant les présences de Bridget Breiner et d’Annabelle Lopez Ochoa dans la saison 2017-2018. « C’est un dialogue qu’on commence maintenant et qui va continuer », indique celui qui a pris l’initiative de rencontrer prochainem­ent l’auteure de la pétition.

Il défend par ailleurs la présentati­on de sa saison. « Sur la photo [de la soirée Femmes], il y a trois hommes entourés de glace, décrit M. Cavallari. La glace, c’est l’eau; l’eau, c’est la

vie ; et la vie nous amène à penser la femme non pas comme femme fatale, mais simplement comme une femme, comme dans les sociétés autochtone­s, où elle avait la responsabi­lité de garder l’eau. Une responsabi­lité de vie. Une figure centrale dans les sociétés. »

Femmes de ballet

« Je ne m’offusque pas de voir des créateurs masculins dans un hommage fait aux femmes, explique de vive voix Kathleen Rea. Je suis offensée que les femmes soient exclues de la conversati­on. »

D’autant que le milieu de la danse, et particuliè­rement du ballet, ne serait pas exempt de sexisme, selon Gabrielle Lamb, ex- soliste de GBC. « Les hommes ont la vie beaucoup plus facile en ballet parce qu’ils sont plus rares. Ils ne sont pas contraints à la même rigueur d’entraîneme­nt. »

Émilie Durville, ex-première soliste partie en 2013, poursuit : « dans le milieu profession­nel, on ne dira jamais à un homme de faire plus de pompes pour gagner du muscle et de mieux porter sa partenaire. Mais on dira à une femme de maigrir pour être portée plus facilement. » Les carrières des hommes sont moins marquées par la compétitio­n, complète Mme Lamb, et ils sont plus confiants en position d’autorité.

Des positions qu’ils occupent plus souvent. Depuis sa fondation en 1957 par Ludmilla Chiriaef f, dont le surnom affectueux était Madame, les GBC ont compté quatre directrice­s artistique­s et sept directeurs artistique­s, en comptant chacun des membres des codirectio­ns. Sur les 332 chorégraph­ies du répertoire, 52 étaient signées par des femmes, 269 par des hommes, 7 étaient des créations mixtes (et 4 créateurs n’ont pu être trouvés dans notre recherche de données).

Mourir d’amour (sur pointes)

« Plus de 50 % du public est composé de femmes. Peut-être qu’elles appréciera­ient une nouvelle perspectiv­e sur le féminisme et la féminité », souligne Gabrielle Lamb, qui rappelle que dépeindre les femmes par les yeux des hommes n’a rien de nouveau dans le ballet. « L’héroïne standard est une petite ingénue qui meurt le coeur brisé, ou se suicide, parce qu’elle ne peut avoir son homme. » Comme dans les classiques

et qui complètent la programmat­ion prochaine des GBC, au côté de

de Mme Marston. La saison axée sur les femmes aurait « pu être une belle réponse à ce qui se passe socialemen­t, ces mouvements Time’s Up et Moi aussi, ces marches de femmes, mais la façon dont elle est présentée est quasi insensée », avance un danseur actuel des GBC.

« Je vois cette saison-là comme un beau mélange d’ignorance, d’arrogance, de déconnexio­n totale des discussion­s sociales de la dernière année et du fait qu’on est au Québec, où les femmes sont complèteme­nt intégrées, et pas juste comme objet et objet de séduction, à la société et à la culture », poursuit un autre intervenan­t de la compagnie. « Les GBC sont une institutio­n culturelle qui devrait avoir une voix nationale et internatio­nale, qui représente les valeurs du Québec. »

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