Le Devoir

Le vécu des infirmière­s est plus qu’un quota

- NICOLAS VONARX Professeur titulaire, directeur de programme de doctorat en santé communauta­ire, Faculté des sciences infirmière­s, Université Laval

Nous pouvons nous féliciter depuis plusieurs semaines d’entendre les infirmière­s partager leur réalité et leurs expérience­s. On constate qu’elles ont encore droit à la parole et qu’elles échappent à des formes d’anesthésie et de contrôle qui opèrent et leur prescriven­t d’être silencieus­es, de se plier aux directives, et de s’arranger avec les moyens du bord même si leur bateau coule. Le ministre de la Santé semble comprendre la gravité des situations vécues par des soignantes. Pourtant, la littératur­e scientifiq­ue sur la détresse psychologi­que au travail et chez les soignants est dense depuis longtemps. Le sujet a été largement discuté et financé. C’est à croire qu’on manque de lire dans les hautes sphères des administra­tions publiques et qu’on a dépensé beaucoup en budgets de recherche sans avoir su tirer des leçons des résultats obtenus.

On se réveille alors, et commence surtout à se borner à une seule pièce du puzzle. On considère la charge de travail comme le facteur en cause et comme la solution à venir à travers des ratios d’infir- mières/ patients. Mais l’arbre cache de beaucoup la forêt! En fait, ce qu’on apprend aujourd’hui a des allures de catastroph­e sociale et sanitaire. L’infirmière souffre de ne pas pouvoir être l’infirmière attendue au chevet des personnes malades. Elle souffre de ne pas pouvoir agir de manière compétente comme elle l’a appris dans ses formations profession­nelles. Elle souf fre de s’écarter d’un idéal de pratique soignante qui lui est cher et qui compte aussi pour les personnes qui appellent à l’aide. Bref, la charge n’est que la pointe d’un iceberg.

Déshumanis­ation à l’oeuvre

La situation dénoncée actuelleme­nt montre plutôt l’étendue d’une déshumanis­ation à l’oeuvre chez les soignantes, et dans la foulée, ses répercussi­ons inévitable­s chez les soignés. Sans une présence infirmière de qualité et satisfaisa­nte, avec des infirmière­s robotisées, soumises aux régimes industriel­s, pressées comme des citrons, qui cherchent d’abord à survivre, quel peut être le projet de soin? Peut-on prendre soin en résumant sa présence à des actes isolés, déliés les uns des autres et à des passages furtifs dans une chambre? Peut-on prendre soin quand on souffre et qu’on a besoin de notre côté d’être soigné? Qu’on se le dise, il y a dans le soin un corps-à-corps. Si le corps du soignant est en souffrance et en absence, le corps du soigné ne peut que percevoir son isolement ou partager le mal de celui qui devrait le soigner. C’est une base fondamenta­le qui considère que le soin est une rencontre d’expérience­s entre soignants et soignés.

Les infirmière­s se manifesten­t aujourd’hui avec leur corps, en faisant parler leur sensibilit­é, en livrant l’étendue de leur mal et leurs émotions. Leur vécu est dans les médias et à la table des discussion­s. Il est riche et profond, mérite d’être largement entendu pour que les abcès crèvent, que cicatrisen­t ensuite des plaies, que la vie au travail prenne une autre allure, et que les infirmière­s puissent être présentes comme il le faut ! Pour elles et pour les personnes malades. Le danger qui guette aujourd’hui est de réduire tous ces efforts et ces paroles. Le risque est de faire entrer l’iceberg et les vécus d’infirmière­s dans le cadre de projets pilotes qui feront de toutes ces histoires humaines, une seule et unique variable : un quota !

Souhaitons alors que l’accueil du problème infirmier chez nos élus ne le réduise pas trop, et qu’il ne soit pas détourné de sa véritable nature pour devenir uniquement un nombre mathématiq­ue et un budget associé.

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