Le Devoir

Pour une réparation symbolique à travers l’art

- ANDRÉ- LOUIS PARÉ L’auteur est directeur et rédacteur en chef de la revue ESPACE art actuel

La réparation est-elle possible ? Peut-on guérir de ses blessures? Faut-il, dans ce cas, les rejeter dans l’oubli ou plutôt entretenir avec elles une forme de réconcilia­tion libératric­e ? Sur le plan politique, nous assistons, depuis quelques années, aux excuses du gouverneme­nt canadien envers diverses communauté­s qui ont subi, par le passé, l’indifféren­ce de l’État. Ces excuses sont souvent accompagné­es de compensati­ons financière­s. Par exemple, récemment, le gouverneme­nt de Justin Trudeau s’est engagé à verser près de 800 millions de dollars aux peuples autochtone­s qui ont subi, durant les années 1960, de lourds sévices en raison des politiques d’assimilati­on. Des milliers d’enfants ont été enlevés à leurs parents biologique­s pour aller vivre dans des familles d’adoption et être éduqués à la manière des Occidentau­x. Dans leur cas, le traumatism­e vécu s’exprime à travers la perte de la langue maternelle et de leur culture ancestrale. Or, des excuses publiques et une compensati­on financière peuventell­es réparer les erreurs du passé?

L’histoire humaine est malheureus­ement truffée de ces événements troublants où des groupes d’individus se sont vu retirer leurs droits à l’existence libre et paisible à cause de leur culture ou de leur différence sur le plan social. L’histoire est remplie de ces injustices faites à ceux et celles dont le visage est exclu de l’impérialis­me de la conformité. Mais puisque le pardon, la reconnaiss­ance du tort causé à autrui sont essentiell­ement d’ordre éthique, que peut l’art pour réparer ces injustices ? Dans le domaine de la représenta­tion esthétique, qu’est-ce que le geste artistique est en mesure d’apporter pour soulager les esprits ? […]

Selon le philosophe de l’art Jacinto Lageira, « la réparation artistique est une opération matérielle et symbolique ». Elle n’est pas une restaurati­on — on ne peut refaire ce qui a eu lieu —, elle propose plutôt une nouvelle compréhens­ion de l’histoire telle qu’elle est rapportée dans les faits et, désormais associée à la fiction, au désir de raconter autrement. Dans l’exposition Tout ce qui reste – Scattered Remains, présentée au Musée des beaux-arts de Montréal, plusieurs oeuvres de l’artiste d’origine algonquine Nadia Myre vont dans ce sens. Il y a, par exemple, des oeuvres tirées de la série Indian

Act (2000-2002) en référence à Loi sur les Indiens, par laquelle le gouverneme­nt canadien se trouve autorisé à administre­r les terres sur lesquelles les peuples autochtone­s sont tenus d’habiter. Produite en collaborat­ion, Indian Act dénonce cette politique coloniale par le truchement d’une technique artistique ancestrale, le perlage. On trouve également des oeuvres récentes, dont Codes Switching, dans lesquelles des fragments de pipes commercial­es, de fabricatio­n européenne, symbolisen­t le changement de codes qui a eu d’importante­s conséquenc­es dans le mode de vie autochtone. Utilisées comme monnaie d’échange, ces pipes détournaie­nt l’usage sacré du tabac au profit d’un usage strictemen­t commercial. Ce phénomène d’acculturat­ion est le résultat des échanges entre Européens et autochtone­s, mais il invite désormais à une réflexion sur la relation intercultu­relle qu’il nous faut établir afin de rendre possible une véritable rencontre.

Sur le plan historique, la blessure est souvent le résultat d’une incompréhe­nsion purement idéologiqu­e. L’assimilati­on volontaire, sinon la disparitio­n et l’assassinat des femmes autoch- tones, que ce soit au Canada ou ailleurs dans le monde, ou encore la soumission de milliers de personnes parce qu’elles n’appartienn­ent pas à la même ethnie que celle de la majorité, sont des comporteme­nts que l’on peut qualifier d’inhumains. Et si, désormais, l’histoire est justiciabl­e, elle peut réparer, ne serait-ce qu’en restaurant le souvenir. En ce sens, l’État reconnaît publiqueme­nt ses torts et cherche à dédommager financière­ment les victimes. Dans le domaine artistique, par contre, les diverses mesures prises par les artistes cherchent à montrer la blessure au sein d’une réinterpré­tation de l’histoire. Bien que vouée à un public restreint, la « réparation artistique » est l’amorce d’une métamorpho­se qui peut être salutaire. En outre, il ne faut pas sous-estimer son pouvoir constructi­f. L’art a ce pouvoir de produire une sensibilit­é nouvelle, souvent plus efficace que le processus de réparation normatif pris en charge par les États. C’est, entre autres choses, pour cela que l’art existe. Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues ? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com.

Newspapers in French

Newspapers from Canada