Le Devoir

Des médecins malades de l’argent

- YVES GINGRAS Professeur à l’Université du Québec à Montréal

L ’annonce par le gouverneme­nt du Québec d’une «entente» salariale avec les médecins spécialist­es a fait couler beaucoup d’encre exprimant indignatio­n, consternat­ion et même révolte devant ce que le sociologue Philippe Steiner a appelé Les rémunérati­ons obscènes (Zones, 2011). On ne peut cependant se satisfaire de l’idée simpliste (et fausse) d’une soidisant demande légitime de «parité salariale canadienne» quand on sait la différence énorme du coût de la vie entre Montréal, Toronto et Vancouver. Le problème est donc plus profond.

Le temps est en effet venu de se demander quel remède on pourrait apporter à ce qu’il faut bien appeler la psychopath­ologie de l’argent. Parlant de «cette maudite race humaine», Mark Twain disait avoir «conscience que bien des hommes ayant amassé plus de millions qu’ils n’en pourraient jamais en dépenser montraient un appétit féroce pour plus d’argent encore et n’avaient aucun scrupule à tromper les ignorants et les démunis en piochant dans leurs maigres rations pour assouvir un peu cette faim». Cela ressemble fort à nos spécialist­es qui pigent dans les fonds publics alors même que le gouverneme­nt peine à réparer des écoles qui tombent en ruine et à mieux traiter les infirmière­s épuisées…

À la même époque, le sociologue allemand Georg Simmel s’est lui aussi intéressé à la place occupée par l’argent dans la culture moderne et publia, en 1900, son grand ouvrage consacré à la Philosophi­e de l’argent. Il a observé que «l’argent, simple moyen n’ayant manifestem­ent aucune utilité pour lui-même », devient de plus en plus une « fin ultime des aspiration­s humaines». La possession d’argent est ainsi «pour un nombre incalculab­le de nos contempora­ins le but propre et ultime de leurs aspiration­s, le but au-delà duquel ils ne se posent aucune question». La fixation sur l’argent comme ultime mesure de toute valeur affecte même la significat­ion accordée aux choses et aux relations humaines au point, selon Simmel, que le désabuseme­nt des classes sociales prospères «n’est que l’effet psychologi­que de cet état de fait». De par son caractère indifféren­cié et abstrait, l’argent facilite même le laxisme et la fraude. Comme l’écrit encore Simmel, des personnes par ailleurs honorables sont plus enclines à se comporter «de manière plus louche dans de pures affaires d’argent que lorsqu’il s’agit de faire quelque chose de douteux éthiquemen­t dans d’autres relations ».

La quête démesurée de plus d’argent est donc bel et bien une pathologie moderne que les psychologu­es et psychiatre­s devraient traiter. Ces derniers ont d’ailleurs mis en évidence une relation significat­ive entre les très hauts revenus et une certaine tendance paranoïaqu­e, de même que le fait d’avoir des valeurs très matérialis­tes diminue les capacités relationne­lles et engendre plus d’émotions négatives. Il est aussi connu qu’au-delà d’un certain seuil, plus d’argent ne rend pas plus heureux et diminue même la capacité de jouir de menus plaisirs.

Relire Galien…

Les futurs médecins et spécialist­es obsédés par l’argent devraient lire (je n’ose dire «relire»…) leur ancêtre Galien, qui écrivait dans son traité de philosophi­e morale Ne pas se chagriner que celui qui ne possède qu’un champ de terre et le perd se retrouve complèteme­nt sans ressource et peu à bon droit se chagriner, « mais si quelqu’un en perd un sur les quatre qu’il avait, il se trouvera à égalité avec ceux qui en possédaien­t trois dès le début » et n’a donc aucune raison de se plaindre, car s’il examine «les champs qui suffisent à ses dépenses personnell­es, il supportera sans souci la perte du superflu». Autrement, il ne supportera pas de voir d’autres gens en posséder plus que lui et se sentira toujours pauvre, son «désir restant inassouvi». Il devrait donc, selon le bon conseil stoïcien de Galien, « cesser d’examiner continuell­ement combien de champs possède» son voisin et se contenter de ce qui lui suffit déjà amplement.

Je propose donc l’annulation pure et simple de l’entente signée avec les médecins spécialist­es, annulation pleinement justifiée socialemen­t, nonobstant les propos de nos médecins premier ministre et ministre de la Santé, tous deux spécialist­es… des sophismes.

En échange, cependant, le gouverneme­nt devra mettre de côté une partie des sommes ainsi épargnées pour payer le traitement psychologi­que des spécialist­es qui, se croyant injustemen­t traités, subiront des souffrance­s du fait de ce petit sevrage pécuniaire. Une autre partie devrait être investie dans un projet de recherche sociologiq­ue analysant la formation que les université­s offrent à ces médecins. Car la question se pose: quel discours éthique et quel sens de responsabi­lité sociale les professeur­s mettent-ils en avant dans les cours qu’ils dispensent aux futurs spécialist­es? Ces derniers croient-ils que tout leur est dû parce qu’ils ont brillé sur le plan scolaire? Réalisent-ils la spécificit­é de la profession médicale au-delà du fait que c’est un monopole lucratif? Croient-ils que le fait de «sauver des vies» — comme ils disent — justifie des salaires au-delà de la capacité de payer des citoyens? C’est donc à l’idéologie sous-jacente aux demandes des médecins spécialist­es qu’il est temps de s’attaquer, idéologie selon laquelle c’est l’argent et non pas la personne, comme le croyait Protagoras, qui est la mesure de toute chose.

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ISTOCK Le rapport des médecins spécialist­es à l’argent devrait être remis en question, selon l’auteur.

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