Le Devoir

Un trio d’enfer contre les paradis

Un comédien, une fiscaliste et un philosophe au parlement

- JOSÉE BLANCHETTE cherejoblo@ledevoir.com Twitter : @cherejoblo

Eux, c’est le trio d’enfer. Leur cause? Les paradis. Ceux où des multinatio­nales ont pignon sur rue à la Barbade et ne sont jamais imposées à Toronto. Le bouillant comédien Vincent Graton a lancé le bal, en octobre dernier, avec une série de tweets #justicefis­cale adressés à Justin Trudeau, inlassable­ment, jour après jour. Ce sera son 123e appel du pied aujourd’hui. Dans la foulée, il a contacté le philosophe Alain Deneault, bien connu pour son expertise dans les dossiers d’«escroqueri­e légalisée», et la fiscaliste Marwah Rizqy, qui a fait de l’évasion fiscale son cheval de bataille depuis quelques années. Jusqu’à se présenter comme candidate au Parti libéral en 2017 et être tassée par l’apparatchi­k du parti.

Ces trois justiciers indignés ont déposé leur gerbe symbolique d’oiseaux du paradis devant le parlement à Ottawa. Le livre d’Alain Deneault, Paradis fiscaux: la filière canadienne,

s’ajoute au cadeau empoisonné. En ce dernier vendredi de février, ils ont rendez-vous avec une ministre du Revenu absente, Mme Lebouthill­ier. Justin fait le mariol en Inde contre un plat de lentilles, alors qu’on estime que jusqu’à 50 milliards échappent au fisc canadien chaque année. Peutêtre plus, peut-être moins. Y’a un flou. Là où il n’y en a pas, c’est que le 1% possède 82% des richesses mondiales. «Le gouverneme­nt est “vu”. Nous allons braquer la lumière sur ce qui se passe dans la pénombre. Ils haïssent ça. On sait qu’ils savent et on montre ça», résume Deneault, 47 ans, qui n’en est pas à ses premiers démêlés avec des multinatio­nales crasses et tentaculai­res. L’universita­ire s’est attaqué aux minières, aux pétrolière­s et à notre médiocrati­e politique en général. Il «est» Ristigouch­e en Gaspésie, il «est» Grenville en Outaouais, en plus d’être FrancoOnta­rien de naissance.

J’ai accompagné ces trois chevaliers à l’aller comme au retour, intéressée par la rencontre improbable entre ces frondeurs issus d’horizons épars. Alain la définit comme le rendez-vous entre les humanités (lui), la technique (Marwah) et le citoyen outillé (Vincent); une militance appuyée par le collectif Échec aux paradis fiscaux. Ils s’attaquent à ceux qui veulent notre «bien», et qui l’auront.

Bénévolat et solitude

Une équipe de tournage les suit pas à pas, des bénévoles, en veux-tu en voilà, des militants-tantes qui pourraient rester bien au chaud chez eux plutôt que d’affronter les trottoirs verglacés d’Ottawa et de se casser la gueule pour la cause. «Je ne m’attends à rien et je vais être déçu», me prévient Alain. Vincent, lui, considère qu’il a dépassé l’étape où il en discutait avec des amis autour d’un verre de vin: «Se mettre les mains dans la marde, c’est une autre affaire. Moi, je me vois comme un citoyen qui s’occupe de la cité.» Les Paradise Papers lui ont fourni la bougie d’allumage.

«L’iniquité fiscale, ça touche tout le monde!» insiste la fougueuse Marwah, 32 ans. Cette native d’Hochelaga (elle y vit toujours avec toute sa famille) s’y connaît en inégalités sociales. Elle a fait sa maîtrise en fiscalité internatio­nale, puis son doctorat. Elle répète que le Canada est à la traîne sur ces dossiers, faisant figure de cancre mondial. Déchirer les accords avec ces pays et les placer en quarantain­e, voilà les solutions avancées.

«Je crois que les astres sont alignés, ça va devenir incontourn­able», avance la jeune femme d’origine marocaine, qui ne manque pas de se faire traiter de «poupoune» sur les réseaux sociaux: «Je ne suis pas avocate par hasard. Avant de défendre les autres, je vais me défendre moi-même. Je suis au bon endroit si je dérange», lance cette fiscaliste aux conviction­s aussi incongrues dans son milieu que la diète végétalien­ne pour un lion.

Leur lutte contre le confort et l’indifféren­ce s’accompagne de beaucoup de solitude, d’incompréhe­nsion. «La solitude est ressentie quand les gens qui t’entourent n’embarquent pas», remarque Vincent, 58 ans, appuyé par sa famille, sa conjointe, l’animatrice France Beaudoin et ses quatre enfants. «Je le fais aussi pour mes kids.»

On passe facilement pour un obsédé lorsqu’on décide de poursuivre un objectif précis; le discours répétitif finit par lasser l’entourage. «Moi, je me sens orphelin, je n’ai pas de famille politique », estime le commentate­ur «de gauche» chez Gravel le matin. « Maintenant, quand on m’insulte ou qu’on me traite de naïf, je ris. J’utilise l’arme de l’humour. »

Négociatio­ns de boutiquier­s

Cela dit, le comédien n’en revient pas du temps investi par les militants et de la lenteur du processus. «Les mouvements s’essoufflen­t à l’usure parce que les gens sont épuisés et n’ont pas d’argent», note cet enflammé, qui prévoit une résistance étalée sur cinq à dix ans. Les trois mousquetai­res ont en commun d’avoir les coudées franches et de rechercher la cohérence. Mais le trio reconnaît les limites de la militance. Ce sera au législatif de bouger. Et pour l’instant, rien n’indique qu’on les avait entendus à la lecture du dernier budget fédéral, déposé quelques jours après leur passage.

«Je parlais des paradis fiscaux en 2009, on me regardait avec des yeux de merlan frit», ajoute Alain autour d’une bière du vendredi soir. « On réduit ça à des enjeux d’argent. L’applicatio­n de la justice n’est pas une négociatio­n de boutiquier!»

Pour le philosophe, toute cette lutte rejoint à la fois les ministères du Revenu, de la Justice, des Affaires étrangères et des Finances. Selon lui, pas de doute, il faut repenser l’économie radicaleme­nt. «Nous avons été reçus par des hauts fonctionna­ires qui n’ont pas à répondre à nos questions. C’est comme si on supprimait la limite de vitesse sur l’autoroute et qu’on rencontrai­t des patrouille­urs au lieu des politiques. »

«Nous avons posé un jalon aujourd’hui», pense Marwah, que rien ne semble démonter, pas même ses détracteur­s qui lui reprochent de ne pas adopter un ton suffisamme­nt «académique» et neutre. «Si j’avais voulu être contrôlée, je serais allée travailler en Arabie saoudite ! »

Alain opine: «Y’a un plaisir à démasquer, dénoncer, divulguer. Même si le constat est dévastateu­r. J’aime mieux ça que prendre des Prozac en écoutant Netflix. »

Parlant de Netflix…

Se battre contre l’injustice, ce n’est pas un job de 9 à 5»

Gloria Allred

On cherche à faire croire que la loi est écrite par les dieux»

Alain Deneault

118 @Justin Trudeau 7e piste de solution : une compagnie canadienne qui profite des paradis fiscaux n’est ni imposée au Canada ni dans les paradis fiscaux. Le profit rapatrié au Canada libre d’impôt est scandaleux. Vous arrêtez cette profonde immoralité ! #JusticeFis­cale»

Vincent Graton, sur Twitter

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BENOIT GIGNAC Uni devant le parlement à Ottawa, le trio improbable composé du comédien Vincent Graton, de la fiscaliste Marwah Rizqy et du philosophe Alain Deneault. Rencontre de trois esprits libres épris de cohérence.
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