Le Devoir

Harcelées, des femmes obtiennent justice

Un homme avoue son crime et la Couronne réclame son emprisonne­ment

- LISA-MARIE GERVAIS

Une brise d’espoir a soufflé sur la journée du 8 mars : un groupe de chercheuse­s féministes estime avoir été enfin entendu dans une cause de harcèlemen­t criminel où un homme s’est servi de photos de Marc Lépine pour les menacer. Jugé potentiell­ement récidivist­e, l’homme, qui a plaidé coupable, demeurera incarcéré jusqu’à ce qu’il connaisse sa sentence, le 15 mars prochain. La Couronne a demandé le maximum pour ce type d’accusation, soit six mois de prison ferme.

«Ça m’étonne qu’un procureur ait décidé de porter la cause devant le tribunal. De mon expérience, il y en a qui se déresponsa­bilisent et n’ont pas l’audace d’aller plus loin parce que ce sont des dossiers circonstan­ciels où il est difficile de faire la preuve hors de tout doute. C’est un problème systémique», a confié au Devoir Mélissa

Blais, chercheuse et spécialist­e des mouvements antifémini­stes, en marge de l’audition pour la déterminat­ion de la sentence au palais de justice de Montréal. Elle-même a été victime de cyberharcè­lement dans une autre cause.

Le 23 juillet 2016, Sandrine Ricci s’aperçoit que la page Facebook du Réseau québécois d’études féministes (RéQEF) qu’elle coordonne est la cible d’un harceleur qui publie sous un faux profil Facebook près de 20 liens vers des photos de Marc Lépine et des «#JeSuisMarc». Prise de peur, elle en parle aux administra­trices du groupe et porte plainte à la police dès le lendemain. L’enquête s’enclenche. Peu de temps après, une autre plainte envers le même agresseur est déposée par

Évoquant Marc Lépine, Alexandre Chebeir menaçait des chercheuse­s féministes

l’a dministrat­rice du groupe Facebook de la campagne «Sans oui, c’est non!», contre les agressions sexuelles sur les campus.

Un an plus tard, le 12 septembre 2017, Alexandre Chebeir, un résidant de Gatineau, a plaidé coupable à des accusation­s de harcèlemen­t criminel dans les deux cas. Atteint de troubles de santé mentale, l’homme n’a pas d’antécédent­s judiciaire­s. Dans l’attente de sa sentence, l’agresseur a été à nouveau arrêté en février pour avoir tenu des propos haineux envers une femme sur Internet.

«Ça a été envoyé au bon service au SPVM, qui a été tellement horrifié par les messages qui ont été [publiés] que ça a accaparé des services informatiq­ues qui normalemen­t ne [le] sont que pour des dossiers de pédophilie ou de pornograph­ie juvénile», a indiqué le procureur de la Couronne, Jimmy Simard, à propos du cas du RéQEF.

Problèmes d’enquêtes?

Au palais de justice, dans le groupe d’universita­ires venues épauler Mme Ricci, les questions fusaient de toute part. Pourquoi les plaintes pour ce genre de crimes haineux envers les femmes ne sont pas toutes retenues? Pourquoi certaines ne se rendent pas jusqu’à l’étape du procès, comme ce fut le cas récemment pour une revue en études féministes de l’UQAM ?

Plusieurs mettaient aussi en doute le fait que des enquêtes approfondi­es soient réellement menées dans tous les cas. Sandrine Ricci s’est montrée étonnée d’apprendre que les enquêteurs et le procureur n’avaient même pas tapé dans un fureteur le nom de l’accusé, où il est possible de trouver plusieurs plaintes de femmes qui se disent harcelées. «Si on n’utilise pas Google dans le cas d’un crime haineux commis sur Internet, du point de vue de la méthodolog­ie de travail, il y a un problème », a-t-elle lancé.

À la division crime, prévention et sécurité urbaine du SPVM, la lieutenant­e-détective Line Lemay assure que des enquêtes sérieuses sont menées pour chacun des signalemen­ts qui constituen­t des crimes haineux au sens du Code criminel. Mais elle admet que les enquêteurs manquent parfois de temps. Demander des mandats de perquisiti­on pour saisir un ordinateur ou obtenir une ordonnance à l’internatio­nal pour avoir accès aux serveurs de Facebook prend du temps. «Certains dossiers sont très complexes et demandent énormément de moyens et d’efforts. Les délais vont jouer contre nous, malheureus­ement», dit-elle. Elle rappelle que pour certaines infraction­s par voie sommaire, le délai est de six mois. «C’est très court.»

Plus que des «trolls»

De l’avis de Me Simard, si la plainte de Mme Ricci s’est rendue jusqu’à l’étape des tribunaux, c’est parce que le dossier, dans ce cas-ci, était complet et convaincan­t. Il a donc été plus facile pour un procureur de le défendre devant un juge.

Mélissa Blais, qui a reçu par courriel des menaces de mort d’un homme qui a aussi fait des références à Marc Lépine, n’a pas pu porter sa cause devant les tribunaux parce que le procureur a souhaité une entente à l’amiable contre son gré. « On nous balance le 810, c’est comme ça qu’on traite les violences contre les femmes», a-t-elle dit, faisant référence à un article du Code criminel assorti de conditions à respecter qui exempte l’agresseur d’un dossier criminel. «Il y a aussi la subjectivi­té des procureurs qui entre en ligne de compte. »

Sandrine Ricci s’est néanmoins dite satisfaite de la tournure des événements dans son cas. «Le procureur et le juge semblent tout à fait conscients des enjeux politiques entourant les crimes de haine envers les femmes. Ils semblent prendre la mesure de la portée du recours à la symbolique de Polytechni­que et de Marc Lépine. C’est quelque chose qui est positif », a-t-elle soutenu.

La chercheuse de l’UQAM aimerait inciter les femmes à dénoncer, elles-mêmes ayant parfois tendance à minimiser cette cyberviole­nce. « On est dans une logique de banalisati­on du sexisme et de la misogynie tant c’est omniprésen­t dans la société. L’expression «troll» ellemême contribue à minimiser. Les trolls, ce sont de petites créatures souriantes et grimaçante­s, mais elles ne sont pas très menaçantes», souligne-t-elle avant d’ajouter : « Je veux envoyer le message aux femmes et aux féministes qu’on peut s’opposer à ça. Et envoyer le message aux hommes et aux prédateurs de ce monde que l’impunité, ça va faire. »

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Sandrine Ricci, victime d’un harceleur

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