Le Devoir

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- SARAH R. CHAMPAGNE

réclament des fonds indépendan­ts pour la recherche sur les pesticides.

Onze éminents chercheurs et professeur­s réclament à Québec et à Ottawa des fonds indépendan­ts afin de mener des recherches sur les impacts des pesticides.

Alertés par les révélation­s du Devoir et de Radio-Canada à propos d’allégation­s d’ingérence dans un centre de recherche financé en majorité par des fonds publics, ils se disent «réellement préoccupés» de «l’influence indue sur la recherche concernant ces produits toxiques».

Cette influence provient aussi du fait que la majorité des études utilisées par Santé Canada pour autoriser ou non un pesticide émane de l’industrie agrochimiq­ue, pointent-ils.

Les fonds pourraient prendre la forme «d’une initiative ciblée», ou être « administré­s par les Fonds de recherche du Québec en santé, une structure déjà existante», illustre Maryse Bouchard, professeur­e à l’Université de Montréal. L’industrie pourrait aussi remettre des fonds de recherche à une tierce partie non liée, ajoute-t-elle comme piste de solution.

Cette chercheuse, en concert avec les autres signataire­s d’une lettre publiée aujourd’hui en page A 7 du Devoir, constate en effet, et «de plus en plus souvent, des contradict­ions importante­s entre les évaluation­s de toxicité provenant de l’industrie et les évaluation­s des études indépendan­tes ».

Mme Bouchard a notamment reçu, en 2012, le prix pour l’article de l’année le plus cité de la revue scientifiq­ue Environnem­ental Health Perspectiv­es pour ses travaux sur les effets néfastes des pesticides sur le développem­ent intellectu­el des enfants. Avec elle, d’autres collègues ont aussi mis en lumière «des risques significat­ifs à la santé», là où les tests de l’industrie avaient échoué à le faire.

« La liste des tests requis avant d’autoriser un pesticide n’est pas assez longue, déplore-t-elle, et l’une des faiblesses est les effets de perturbati­on endocrinie­nne.» Les signes de cette perturbati­on s’observent déjà dans la faune, notamment dans des malformati­ons du système reproducte­ur. Or, plusieurs de ces types de malformati­ons sont aussi en forte augmentati­on chez l’être humain.

Trop de privé

Dans le cas de deux types de néonicotin­oïdes, ces insecticid­es «tueurs d’abeilles», entre 60 et 74% des études utilisées par les autorités réglementa­ires émanent de l’industrie, selon l’organisme Équiterre. Santé Canada n’a pas contredit ces données vendredi dernier, précisant plutôt que ces études doivent utiliser un protocole de recherche reconnu internatio­nalement.

Frappées du sceau du secret commercial, ces études ne sont par ailleurs que très peu accessible­s, ne pouvant être consultées que dans une «salle de lecture» à Ottawa. L’intéressé entre dans cette salle sous serment qu’il n’utilisera pas les données «pour modifier l’homologati­on d’un pesticide au Canada », écrit Santé Canada.

Il est difficile dans le contexte d’avoir confiance en la science émanant de l’industrie, souligne également Sébastien Sauvé sans remettre en cause les compétence­s des scientifiq­ues.

«La plupart des scientifiq­ues, même dans l’industrie, vont rester honnêtes. Mais l’industrie qui a payé voudra présenter les résultats sous un meilleur jour. Et c’est clair que si le patron dit “on ne publie pas”, les scientifiq­ues ne peuvent pas publier», expose-t-il. «Le loup est dans la bergerie », résume quant à elle Mme Bouchard.

Des pesticides présents partout

Professeur de chimie environnem­entale et vice-doyen recherche et création à la Faculté des arts et des sciences à l’Université de Montréal, M. Sauvé a mené plusieurs études sur les contaminan­ts, mettant au jour la présence de pesticides dans l’eau potable à plusieurs reprises.

Il publiait la semaine dernière, dans la revue Analytical and Bioanalyti­cal Chemistry, les conclusion­s de ses tests sur des échantillo­ns d’eau potable de Montréal, Laval, Chicoutimi et Saint-Hyacinthe. Tous ces échantillo­ns présentaie­nt des traces de pesticides néonicotin­oïdes, ces insecticid­es controvers­és. Le consensus scientifiq­ue mondial veut qu’ils aient des effets délétères sur les abeilles domestique­s et sur plusieurs autres insectes.

Les néonicotin­oïdes dans les échantillo­ns analysés se retrouvent toutefois en « concentrat­ions très faibles», assure Sébastien Sauvé, qui a dirigé cette étude. Les conclusion­s de ses tests suggèrent par contre «qu’à force de les utiliser de façon systématiq­ue, notamment en agricultur­e, ils se retrouvent vraiment partout », dit-il.

«On n’y échappe tout simplement pas», renchérit Maryse Bouchard. Les mesures de protection sont insuffisan­tes et seule une gestion prudente des gouverneme­nts pourra garantir le droit à un environnem­ent sain, concluent les chercheurs.

Il est difficile d’avoir confiance en la science émanant de l’industrie, souligne Sébastien Sauvé

Débat en Europe

Le directeur général de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), Bernhard Url, a lui-même fait part de certaines préoccupat­ions en janvier dernier dans une lettre d’opinion publiée dans la prestigieu­se revue Nature.

Tout en demandant de ne pas miner la crédibilit­é des autorités réglementa­ires pour «des gains politiques», il invitait les politicien­s à prendre position. Les élus doivent décider s’ils sont prêts à continuer à accepter que l’évaluation des risques posés par ces produits (incluant les pesticides) soit «basée sur des études de sécurité commandées et payées par l’industrie, comme c’est le cas depuis des décennies », écrivait-il. Si c’est le cas, les instances réglementa­ires doivent pouvoir mettre en oeuvre leurs règles, «sinon, ils doivent trouver des fonds ailleurs pour ces études».

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ISTOCK Le consensus scientifiq­ue mondial veut que les néonicotin­oïdes aient des effets délétères sur les abeilles domestique­s et sur plusieurs autres insectes. Dans le cas de deux types de ces pesticides, entre 60 et 74% des études utilisées par les autorités...

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