Encourageons les « francophones d’adoption »
Je me souviens très bien encore de ma première rencontre avec le français. Je n’avais que cinq ans. Mes parents m’amenèrent à l’école primaire Marguerite-Bourgeoys à Hawkesbury, en Ontario. L’institutrice, Mlle Fauteux, les cheveux en chignon, m’accueillit avec un sourire encourageant. Je me sentis tout de suite à l’aise. On craignait, peut-être, que je fasse une crise une fois que je me rendrais compte que j’étais le seul anglophone dans la place. Si c’était le cas, on avait tort. D’abord, les crises, ce n’était pas mon genre. Et avoir à composer avec des gens qui me parlaient en français ne me semblait ni étrange ni effrayant. Le français, je l’avais déjà entendu maintes fois à l’épicerie lorsque j’accompagnais ma mère en faisant ses courses dans cette petite communauté à majorité francophone.
Mon père anglo-canadien et ma mère immigrante allemande me parlaient toujours en anglais à la maison, mais venu le moment de m’inscrire à l’école, ils ont choisi de faire de moi un francophone. À l’époque, cela impliquait une forte dose d’enseignement du catéchisme catholique avec ma grammaire française! J’y ai survécu.
Mais combien cette connaissance du français, obtenue de façon si modeste il y a maintenant près de soixante ans, m’a-t-elle bien servi! D’un seul coup s’ouvrit à moi un autre monde francophone, d’abord celui devant moi dans ce petit coin du Canada, mais aussi dans le monde entier que j’allais bientôt découvrir. Grâce au français, les emplois ayant le bilinguisme comme exigence ou atout ne me présentaient aucune barrière, au contraire, et j’en profitais. Jeune journaliste à l’hebdo bilingue Le Messager de Verdun, je devais un matin par semaine traduire du français à l’anglais les nouvelles de l’hebdo avoisinant du même éditeur Le Messager de LaSalle alors que mon homologue francophone chez ce dernier, un certain Alain, faisait de même avec mes textes dans le sens contraire. À la suite de quoi, nous avions l’habitude de partager un lunch (en français) dans un café du coin. Ailleurs, lors de mon cheminement comme journaliste à la Gazette et à l’Ottawa Citizen et comme fonctionnaire au gouvernement fédéral à Ottawa, je devais recourir au français presque tous les jours. À la Banque mondiale, où j’ai passé près d’une vingtaine d’années, le hasard a voulu que j’aie eu comme patron un vice-président de nationalité française, qui préférait mille fois cette langue à l’anglais, et cela me convenait.
Puisque nous habitons aujourd’hui au Québec, ma conjointe hispanophone a appris le français. Nous avions auparavant suivi l’exemple de mes parents en inscrivant nos deux enfants dans des programmes d’immersion en français. Ils habitent aujourd’hui Toronto et Ottawa, mais tous deux retiennent une connaissance du français qu’ils sont en mesure de sortir au besoin. Je vérifie de temps en temps.
Cet apprentissage du français est-il hors du commun parmi des Anglo-Canadiens? Pas vraiment. On se retrouve parmi près de deux millions de Canadiens, dits anglophones, qui sont toutefois capables de soutenir une conversation en français. C’est près du double du million de personnes ayant le français comme langue maternelle hors Québec. J’ai l’impression de ne pas entendre parler souvent de ce phénomène. Pourtant, il est important. Sur les 274 millions de francophones dans le monde, près de la moitié, soit 125 millions, l’ont appris comme moi et ma famille, soit comme deuxième langue.
C’est vrai que deux millions d’anglophones qui parlent le français ne représentent qu’à peine 7 % des Canadiens non francophones, et que la grande majorité de ceux-ci se trouvent au Québec, où deux tiers des anglophones se disent bilingues. Mais remarquons que ces chiffres vont en augmentant. Plus de 425 000 élèves sont inscrits dans des programmes d’immersion en français dans le Canada anglais, et la demande ne cesse de croître. Il y a même une pénurie chronique d’enseignants francophones pour y répondre, surtout en Colombie-Britannique et en Alberta.
Le premier ministre québécois, Philippe Couillard, a convenu ce mois avec le président français, Emmanuel Macron, qu’il fallait agir davantage en appui à l’enseignement du français en Afrique. Pourquoi ne pas en faire autant au Canada anglais? On peut dire que ce n’est qu’une goutte d’eau insignifiante face au danger d’effritement graduel qui pèse sur le français en Amérique. Toutefois, cet appui contribue à faire en sorte que le français soit la deuxième langue apprise comme langue étrangère après l’anglais, ce qui à son tour permet au français de se maintenir comme cinquième langue parlée, et troisième langue des affaires dans le monde. Les perspectives pour la survie du français ne peuvent qu’être renforcées en encourageant les francophones d’adoption, que ce soient des Africains ou des Albertains. Les jeunes enseignants québécois en quête d’aventure sont bien placés pour y répondre.