Le Devoir

Mes données sur Internet, ou le consenteme­nt prisonnier

Des outils permettent d’en savoir plus sur ceux qui s’approprien­t nos données personnell­es

- CATHERINE FRAMMERY

Faut-il renoncer à maîtriser la circulatio­n de nos données? Le point sur ces informatio­ns personnell­es que les acteurs du marché pillent, avec notre accord.

Vous avez l’impression d’être espionné sur le Web et personne ne vous croit? Faites le test de Lightbeam sur votre ordinateur. L’applicatio­n du navigateur Firefox pour internaute­s paranos permet de visualiser le voyage de vos informatio­ns personnell­es au fur et à mesure que vous passez d’une page à l’autre, et c’est bluffant.

Tentez ce qui suit. Réservez un voyage, vérifiez l’itinéraire sur Google Maps, et prévenez vos amis sur Facebook: vous vous êtes rendu sur trois sites ou applicatio­ns ; mais, avec ses graphes mobiles qui mangent tout l’écran en quelques minutes, Lightbeam vous montre que, en réalité, une centaine de sites partenaire­s et régies publicitai­res sont au courant de votre visite et ont obtenu de nouvelles données sur vous, sans aucun consenteme­nt de votre part.

Surveillan­ce massive

La quantité et la qualité de ces informatio­ns transmises malgré vous dépendent bien sûr du degré d’intrusion des sites, de ce que vous-même avez laissé comme traces sur le Web, et de ce qu’on y a dit de vous. C’est au minimum l’adresse IP de votre ordinateur bien sûr, et ce peut être aussi, selon les sites, votre géolocalis­ation, votre courriel, vos centres d’intérêt, votre réseau d’amis, leurs informatio­ns

sur vous — la palme à Facebook qui, même fermé, aspire tout.

Le trajet de votre souris sur l’écran est traqué, et indique combien de temps vous passez sur telle partie de la page Web, sur tel produit — c’est cela, l’économie de l’attention. Testez donc clickclick­click.click. Cette applicatio­n très ludique, créée par le site Mashable, montre comment chacun de vos mouvements sur un site est observé, analysé, et peut être ensuite utilisé dans des bases de données. Une prodigieus­e mine d’informatio­ns pour les régies qui vendent du « retargetin­g » à leurs clients, ce marketing personnali­sé qui renvoie sur les pages que vous consultez des publicités sur les produits qui ont semblé vous intéresser, comme ce canapé en cuir vert chez IKEA, cet hôtel sur Booking.com, et qui vont ressurgir au hasard de votre navigation pendant des jours.

Tout cela bien sûr sans que vous ayez rien demandé ou accepté. Votre sensation d’être espionné, c’est cela. La surveillan­ce est massive et vos «données», qui ne l’ont jamais été, sont soigneusem­ent collectées, vendues, revendues, classées, et organisées. Le prix de la gratuité.

Les lois dans l’Union européenne exigent le consenteme­nt à cette récolte inconscien­te de données, avec un message du type: «En restant sur ce site, vous acceptez notre

politique de cookies, qui nous permettra de vous fournir un meilleur service.» Les cookies, ce sont de petits fichiers texte déposés sur votre ordinateur, qui facilitent la navigation en retenant vos identifian­ts de connexion par exemple, permettent l’interconne­xion avec un réseau social, mais qui pour d’autres peuvent aussi moucharder à des sites tiers quantité d’informatio­ns indiscrète­s sur votre mode de vie, vos revenus ou vos préférence­s sexuelles. Alors ?

«Trop souvent, on dit OK sans lire plus loin, dit en soupirant Florence Bettschart, juriste à la Fédération romande des consommate­urs. Les conditions particuliè­res de Facebook sont compliquée­s. Nos collègues britanniqu­es ont calculé que la charte d’utilisatio­n d’iTunes était plus longue que Hamlet !»

Autre exemple, la charte des

cookies de l’inoffensif Marmiton.org occupe plus de signes qu’une pleine page du Temps. Qui prendra le temps de paramétrer chaque cookie, comme de nombreux sites pourtant le permettent? On clique «J’ai compris» — et on passe. «On ne sait pas où partent nos données, c’est choquant de savoir qu’elles sont vendues. Comme il est souvent indiqué que la société se réserve le droit de modifier ses conditions générales d’utilisatio­n en tout temps, c’est encore plus difficile de se plaindre», souligne la juriste.

Un consenteme­nt prisonnier

«Le consenteme­nt est censé être libre et éclairé, rappelle Sylvain Métille, avocat spécialisé dans la protection des données et blogueur, mais, pour qu’il soit vraiment libre, il faudrait que je puisse dire non. La réalité, c’est que c’est rarement le cas, sinon on me prive de services devenus presque indispensa­bles. »

Sans accepter la charte Google qui annonce que «Nos systèmes automatisé­s analysent vos contenus [y compris vos courriels]», plus de Gmail, de Google Maps, de Google Docs.

«Le consenteme­nt à l’utilisatio­n de vos données intervient de toute façon trop tard, au moment où vous arrivez sur un site il y a déjà un cookie, note aussi François Charlet, autre juriste spécialisé dans la protection des données. Et voilà comment Google et Facebook en savent beaucoup plus sur mes activités ces dernières années que ma mère…», explique l’avocat.

D’autant que nombre d’internaute­s acceptent aussi de remplir, cette fois en toute connaissan­ce de cause, des formulaire­s très intrusifs: «Pourquoi dire si on est chrétien pour louer une voiture? Seules les informatio­ns nécessaire­s à la fourniture du service devraient être obligatoir­es. J’ai l’impression qu’on profite des gens à une échelle impression­nante », assure M. Métille.

Certains sites assurent vouloir vos données non pour vous apporter des offres personnali­sées mais à des fins de Big Data, pour établir des algorithme­s. Mais même ces collectes anonymisée­s sont à craindre. En analysant les métadonnée­s bancaires d’un million de clients, une enquête du MIT publiée dans Science a permis de connaître précisémen­t l’identité de 90% d’entre eux, au bout de… quatre achats seulement. Le récent épisode des bases américaine­s en Syrie révélées par l’applicatio­n Strava montre aussi les limites du Big Data anonymisé.

«Par quel étrange renoncemen­t sommes-nous devenus de la chair à algorithme­s?» s’interroge l’avocat spécialisé dans la protection des données et blogueur. C’est parce que le consenteme­nt semble impossible aujourd’hui qu’un collectif de chercheurs en France vient de proposer qu’on monétise nos données, devenues objet commercial. Dans un avenir plus immédiat, le Règlement général sur la protection des données européen (implantati­on prévue en mai) devrait changer la donne.

Toujours cette impression de vous sentir surveillé? D’après une enquête Comparis, c’était le cas de 60,4% des personnes interrogée­s en janvier 2017.

« Le consenteme­nt est censé être libre et éclairé, mais, pour qu’il soit vraiment libre, il faudrait que je puisse dire » non. La réalité, c’est que c’est rarement le cas, sinon on me prive de services devenus presque indispensa­bles. Sylvain Métille, avocat spécialisé dans la protection des données et blogueur

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ISTOCK La quantité et la qualité des informatio­ns transmises malgré nous dépendent du degré d’intrusion des sites, de ce que nous-mêmes avons laissé comme traces sur le Web, et de ce qu’on y a dit de nous.

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