Le Devoir

La valeur de nos données

- PIERRE TRUDEL

Les plateforme­s de réseaux sociaux et les moteurs de recherche carburent aux données qui sont traitées massivemen­t pour livrer en une fraction de seconde des réponses pertinente­s. Ces données sont une ressource essentiell­e pour générer de la valeur en détectant et en vendant l’attention des internaute­s sur le marché de la publicité en ligne.

Les données sont l’intrant majeur de la création de valeur dans le monde connecté. Mais pour l’heure, cette ressource essentiell­e est accaparée à des conditions dérisoires par les grands acteurs d’Internet. Des voix commencent à s’élever pour réclamer que le droit d’utiliser cette ressource précieuse soit assorti d’une contrepart­ie. L’automne dernier, le New York Times affirmait en éditorial que le moment est venu de taxer les entreprise­s qui génèrent de la valeur par l’utilisatio­n des données.

Cette prise de conscience de la valeur des données utilisées massivemen­t pour assurer le fonctionne­ment d’un nombre croissant de fonctions liées à l’intelligen­ce artificiel­le et aux objets connectés semble venir bien tard. Comment expliquer que les analyses juridiques et les discours sur l’éthique occultent le fait que cette précieuse ressource informatio­nnelle est mise à la dispositio­n d’entreprise­s qui en tirent bénéfice sans véritable contrepart­ie?

Fixation sur le consenteme­nt

Une part d’explicatio­n de ce paradoxe provient du conservati­sme qui sévit dans les milieux oeuvrant à la protection des renseignem­ents personnels. Dans ces milieux, on se braque sur l’idée que les données personnell­es seraient en quelque sorte la «propriété» des individus dont elles émanent. Au nom de cette fiction, on insiste pour maintenir des lois qui exigent que les individus «consentent» à la collecte et à l’utilisatio­n de leurs données personnell­es. Le nouveau règlement européen, souvent présenté comme innovateur, reconduit ces anciennes approches en les complexifi­ant. De telles lois ne protègent pas contre le profilage et autres processus arbitraire­s. Elles ne font que nous donner un droit souvent théorique de consentir ou non !

Ce modèle a pour conséquenc­e que pratiqueme­nt toutes les données qui circulent sur Internet sont collectées avec le « consenteme­nt » des individus ayant cliqué sur le rituel «j’accepte» chaque fois qu’ils se sont inscrits en ligne. C’est tout ce que les lois exigent. Des lois qui protégerai­ent vraiment la vie privée assujettir­aient à des conditions plus strictes les processus mettant à risque de révéler quelque chose sur l’intimité des individus ou destinés à prendre des décisions à leur égard.

Car c’est là que le bât blesse. Les lois de protection des renseignem­ents personnels sont figées dans une conception reflétant l’informatiq­ue centralisé­e de la fin du siècle dernier. On persiste à considérer les renseignem­ents sur une personne comme une affaire essentiell­ement individuel­le. Tant que la personne a consenti, pas de problème! On ne prend pas soin d’encadrer les processus de plus en plus complexes fondés sur l’usage massif des renseignem­ents personnels. Par exemple, on se désole que les accumulati­ons de renseignem­ents relatifs à une personne soient susceptibl­es de donner lieu à des décisions discrimina­toires à son égard. Mais on se garde bien de régler la voilure des lois afin de protéger effectivem­ent les personnes contre les discrimina­tions pouvant résulter d’analyses fondées sur des données.

Une ressource collective

En s’accrochant à une vision individual­iste des renseignem­ents personnels, on se trouve démuni pour mettre en oeuvre un cadre juridique afin de protéger les droits des personnes lorsque les données sont agglomérée­s et analysées afin de dégager des tendances globales. Car les traitement­s massifs de données relèvent d’une logique différente de celle qui soustend les lois actuelles sur la protection des renseignem­ents personnels. Les renseignem­ents que nous fournisson­s lors de nos requêtes dans un moteur de recherche sont certes a priori des renseignem­ents personnels. Mais lorsque ces informatio­ns sont fondues avec d’autres afin de déduire que, dans une région spécifique, à une période donnée, il y a une possible épidémie, nous ne sommes plus dans un univers de renseignem­ents personnels.

Lorsque les informatio­ns se détachent de chacun des individus, qu’elles sont utilisées pour mesurer des phénomènes de masse, il est absurde de les considérer comme des données personnell­es. Ce sont alors des ressources ayant un caractère collectif qu’il faut réglemente­r comme une ressource collective, non comme une addition de renseignem­ents portant sur des individus.

Les enjeux de protection de la dignité associés à la protection des données sont majeurs. Il ne suffit pas de s’inquiéter de ce qu’il advient de nos données, il faut porter un vrai regard critique sur les lois qui prétendent protéger notre vie privée et exiger une régulation conséquent­e.

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