Le Devoir

Réalité mouvante et conflictue­lle des droits de la personne

- LUCIE LAMARCHE L’auteure est avocate, professeur­e et deuxième viceprésid­ente de la Ligue des droits et libertés

Pourquoi discourir sur les droits humains alors que s’accumulent les violations de ceux-ci? Parce que les droits ne tombent pas du ciel de la Loi. Ils se revendique­nt, s’exigent et s’affranchis­sent du pouvoir, en dépit des pourtours souvent flous de leur énonciatio­n. Plus encore, c’est en société, ou en faisant société, que s’organisent de telles revendicat­ions.

Se pencher sur le discours des droits humains, c’est donc reconnaîtr­e, d’une part, le processus de refaçonnem­ent constant dont ils sont l’objet à l’aune des rapports de pouvoirs et, d’autre part, les menaces qui guettent au carrefour du politique ce nécessaire projet. Les droits énoncés, tant dans les instrument­s internatio­naux que nationaux, ne sont pas des droits donnés. Ils n’échappent pas aux forces ambiantes: le néolibéral­isme, la xénophobie, le sexisme, le racisme, le néocolonia­lisme, pour ne nommer que celles-ci.

Certes, les États nations ont toujours servi leurs intérêts à la table onusienne des droits humains. Mais ils ne sont pas les seuls maîtres du jeu. Et de plus en plus, c’est parce que «toute personne a droit…», qu’elles s’organisent, au prix parfois d’une inadmissib­le répression, pour revendique­r leurs droits. Les droits humains sont donc les droits des humains. Encore faut-il exiger des États qu’ils les protègent et qu’ils les garantisse­nt.

À l’heure où émergent de nombreux regroupeme­nts dont la mission est thématique, il ne faut pas s’étonner du fait que chacun souhaite voir explicitem­ent reconnu son droit de référence. Cela fera dire à certains que l’inflation des droits vide ceux-ci de leur sens premier: la dignité, l’égalité et la sécurité humaine. Certes, une énonciatio­n mieux nourrie des droits humains ne se fait pas sans risque de contradict­ions. Toutefois, cette lutte pour l’énonciatio­n plus raffinée au quotidien des droits humains est finalement bénéfique. Elle a le mérite de dire plus finement comment la dignité humaine est violée et d’énumérer des comporteme­nts étatiques et non étatiques qui sont jugés inacceptab­les. Au mieux, la — lente — reconnaiss­ance d’un droit crée de nouvelles obligation­s pour ces acteurs.

Trop souvent, on confond la lutte pour la reconnaiss­ance explicite des dimensions cachées des droits humains avec un mouvement en faveur d’une hiérarchis­ation des droits. Il faut distinguer la revendicat­ion de visibilité politique fondée sur les droits — laquelle peut laisser une impression de compétitio­n entre groupes — et le principe d’interdépen­dance de tous les droits humains.

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Conflits de droits

Un autre élément discursif sur les droits concerne les apparents conflits de droits. Ici, ce sont plutôt, toujours en apparence, des libertés individuel­les que l’on met en opposition: la liberté de religion, d’expression, par exemple. En brandissan­t sa liberté, on dénonce la tyrannie du groupe. Ou, à l’inverse, on bafoue les croyances profondes de certains individus au nom des valeurs collective­s. Ce double mouvement escamote un élément fondamenta­l: personne n’est qu’une croyance ou une parole et chaque humain est un humain situé. Ainsi, et parce que tous les droits humains sont interdépen­dants et indivisibl­es, l’analyse des pseudo-conflits de droits ne peut faire l’économie des vulnérabil­ités et des discrimina­tions, voire des violences, subies par les membres du groupe que l’on tente de bâillonner au nom des droits.

Un troisième élément concerne directemen­t le besoin d’engagement collectif pour et au nom des droits humains. La gouvernanc­e néolibéral­e est une gestionnai­re de risques: à chaque risque son étiquette et à chaque étiquette son silo de solutions. Qu’il s’agisse de violence faite aux femmes, d’itinérance, de santé mentale ou de lutte contre la pauvreté, l’État et la société civile s’emploient à la recherche de stratégies de contrôle du risque que représente­nt selon eux ces population­s.

Le cadrage des droits humains propose une autre lecture. La soumission des politiques publiques à une analyse d’impact sur les droits humains transforme ces politiques, tant sur le plan procédural que substantif. Ce n’est plus que le risque identifié qu’il faut gérer, mais bien l’ensemble des droits des population­s concernées qu’il faut garantir et promouvoir, y compris celui d’être consultées et de participer à la recherche de solutions.

Un dernier élément à la clé de l’exploratio­n du discours des droits met en évidence les enjeux de politiques publiques susceptibl­es de porter atteinte directemen­t aux libertés fondamenta­les. Pensons par exemple à la sécurité nationale, au droit criminel, au droit de manifester ou au contrôle migratoire. Il en ira différemme­nt des droits économique­s et sociaux, puisque dans ce dernier cas, les politiques publiques ne sont que rarement soumises à une analyse de droits humains. Et que dire des droits culturels… […]

L’État maître du jeu ? Beaucoup moins lorsque réussit à s’imposer un discours interdépen­dant des droits humains. Pour la Ligue des droits et libertés, le discours des droits humains, flottant, mouvant, évolutif et souvent conflictue­l, porte la condition du vivre ensemble.

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