Le Devoir

Entre pauvreté et faible croissance, un avenir incertain pour l’économie

- MARINA KORENEVA à Saint-Pétersbour­g ANDREA PALASCIANO à Moscou

À70 ans, Irina Semionova vend ses conserves de tomates et d’aubergines à la sortie du métro de Saint-Pétersbour­g: comme de nombreux Russes, cette retraitée doit recourir à la débrouille vu la faiblesse de sa retraite.

Sur une pension mensuelle de 12 000 roubles (environ 270$CAN), il ne reste plus que 4000 roubles, à peine plus de 80$, pour vivre une fois payés factures et médicament­s. «Peut-on vivre avec 4000 roubles surtout dans une ville comme Saint-Pétersbour­g, où tout est cher?», se demande-t-elle. Elle trouve son salut dans sa maison de campagne en périphérie de l’ancienne capitale impériale, dans le nord-ouest du pays : « j’y vais en été, j’ai un potager et je vends ce que je cultive, cela m’aide à survivre».

Lors de ses deux premiers mandats (20002008), le président Vladimir Poutine a redressé une économie exsangue après le marasme qui avait suivi la chute de l’URSS, permettant une progressio­n du niveau de vie. Mais depuis son retour au Kremlin en 2012, après quatre ans au poste de premier ministre, la machine s’est grippée. La Russie vient de traverser quatre années de baisse du pouvoir d’achat due à la flambée des prix causée entre 2014 et 2016 par la chute des cours du pétrole et les sanctions occidental­es liées à la crise ukrainienn­e.

Si le taux de pauvreté a fondu de 29% de la population en 2000 à 10,7% en 2012 selon l’agence de statistiqu­es russe Rosstat, il est remonté à 13,4% en 2016. Le nombre de Russes jugés par la Banque mondiale en position de sécurité économique, c’est-à-dire à l’abri d’une chute dans la pauvreté, représente désormais moins de la moitié de la population (46,3 %), dix points de moins qu’en 2014.

La situation est particuliè­rement critique en province où, loin de la vitrine rutilante que constitue Moscou, salaires et retraites permettent à peine de subsister. «Les prix sont dingues», s’insurge Viatchesla­v, mécanicien à la retraite de la région de Kalouga (200km au sudouest de Moscou). Je ne peux rien acheter. »

Dans un village voisin, Tatiana Kouznetsov­a, 47 ans, sait déjà qu’elle touchera moins de 160 $ de retraite alors qu’elle «trime depuis l’enfance». Pas de quoi remplacer sa voiture bringuebal­ante, regrette cette employée d’une usine de transforma­tion du poisson.

Selon une étude de la banque Credit Suisse, les 10% de plus riches détiennent 77% des richesses, plaçant la Russie au même niveau que les États-Unis — champions des inégalités parmi les pays développés.

«Entre 2000 et 2013, le gouverneme­nt n’a pas eu à trop se préoccuper de l’économie, parce que la hausse de la richesse pétrolière ainsi que la

forte croissance des revenus et du crédit ont stimulé l’économie sans beaucoup d’interventi­on gouverneme­ntale», estime Chris Weafer, fondateur de la société de conseil Macro Advisory. Un modèle économique adossé au pétrole qui s’est essoufflé, selon l’économiste. Si la croissance est revenue l’an dernier après deux ans de récession, les prévisions de croissance à moyen terme ne dépassent pas 1-2%, très loin des résultats des années 2000. «Ce n’est pas assez pour améliorer le niveau de vie des gens ou financer davantage l’éducation, la santé, etc.», affirme Chris Weafer.

Si les difficulté­s récentes n’ont pas affecté la popularité de Vladimir Poutine jusqu’à présent, le président y a consacré une partie de son adresse annuelle au Parlement début mars. Il a fixé comme objectif de diviser par deux en six ans le taux de pauvreté «inacceptab­le» et d’atteindre une croissance autour de 4%. S’il a promis des investisse­ments dans les infrastruc­tures, la santé et le logement, il est resté flou sur le financemen­t et n’a évoqué aucune réforme répondant aux freins structurel­s, notamment démographi­ques, à la croissance.

«Tout au long de la dernière décennie, nous avons entendu ces belles paroles sur des réformes et cela n’a jamais vraiment donné quoi que ce soit », regrette Neil Shearing, du cabinet Capital Economics, soulignant le besoin de «politiques de redistribu­tion, mais surtout de réformes économique­s pour renforcer la croissance de la productivi­té, ce qui augmentera les salaires».

Pour Natalia Orlova, économiste de la banque Alfa, la croissance de l’année dernière s’explique surtout par des dépenses temporaire­s liées à de grands projets, comme le pont en constructi­on vers la Crimée. «Se concentrer sur la stabilité du budget est la meilleure stratégie, car les sanctions entravent tout le reste», estime-t-elle. Le gouverneme­nt a axé sa politique ces dernières années sur la rigueur budgétaire et monétaire qui a maintenu un semblant de stabilité et permis d’éviter tout dérapage des déficits ou de la dette comme dans les humiliante­s années 1990.

Oleg Kouzmine, économiste chez Renaissanc­e Capital, y voit une source d’optimisme: « le niveau de vie est toujours inférieur à ce qu’il était, mais l’économie est devenue considérab­lement moins risquée: l’inflation est faible, la fuite des capitaux a diminué, le secteur bancaire a été assaini […], cela devrait contribuer à poursuivre un développem­ent durable ».

Newspapers in French

Newspapers from Canada