Ottawa hausse le ton face aux GAFA
«Ils ne reconnaissent pas leurs responsabilités», critique Mélanie Joly
Les géants du Web représentent une menace préoccupante à plusieurs fondements de l’écosystème culturel et médiatique canadien, soutient Mélanie Joly. Souvent accusée de complaisance à l’égard des plateformes numériques étrangères, la ministre du Patrimoine canadien durcit aujourd’hui le ton face à ces grands joueurs.
Dans un horizon rapproché, les GAFA [acronyme qui désigne Google, Apple, Facebook, Amazon et autres plateformes numériques] devront «respecter nos politiques culturelles, et aussi mieux répartir les bénéfices liés à leur modèle d’affaires», a affirmé Mme Joly lundi au
Devoir, lors d’une longue entrevue suivant un voyage qu’elle vient d’effectuer au coeur de la Silicon Valley.
Elle prévient également que la révision annoncée de la Loi sur la radiodiffusion sera l’occasion d’exiger des géants du Web qu’ils rendent plus transparents tout l’univers des algorithmes.
« Le problème fondamental est que les GAFA ne reconnaissent pas leurs responsabilités, constate la ministre, après plusieurs mois de «conversations» variées avec ces joueurs.«Ils ne reconnaissent pas l’ampleur de leur pouvoir, due à leur taille, à leur portée et à leur impact dans les secteurs comme le journalisme et la culture. Il y a un changement fondamental de culture que les GAFA doivent faire, parce que c’est [présentement] très préoccupant.»
Elle évoque notamment la situation des revenus publicitaires qu’accaparent certaines plateformes. «Elles ont 75% des revenus en ligne et elles ne les redistribuent pas aux créateurs de
« L’entente Netflix a toujours été pour nous une entente de transition, une façon d’avoir de l’argent à court terme»
Mélanie Joly
contenu, note-t-elle. Il y a une totale iniquité en ce moment. »
Et encore: «Les GAFA ne reconnaissent pas qu’ils ont une responsabilité en tant qu’éditeurs de contenu, en tant que producteurs, ajoute-telle. Selon eux, ce sont des pipelines neutres [de diffusion]. C’est une prémisse que je rejette complètement. »
Contradiction ?
N’y a-t-il pas contradiction importante entre le discours que Mme Joly tient aujourd’hui et l’approche générale du gouvernement Trudeau face aux géants du Web ?
En septembre dernier, la présentation des orientations de la politique culturelle canadienne a été occultée par le dossier Netflix, c’est-à-dire le débat sur le refus par Ottawa de taxer les produits numériques étrangers (ce que plusieurs pays font déjà), puis cette controversée entente de production qui ne prévoit aucun quota de contenu francophone.
Les critiques ont été vives — plusieurs y voyant un abandon de la souveraineté culturelle du Canada — et la ministre a essuyé sa part d’attaques.
« L’entente Netflix a toujours été pour nous une entente de transition, une façon d’avoir de l’argent à court terme, répond-elle aujourd’hui. Réformer nos lois prend du temps. En attendant, c’est à Netflix d’investir dans le contenu francophone et je m’attends à ce que ce soit le cas. »
Plus largement, elle fait valoir que l’enjeu des GAFA impose deux types d’action. D’une part, il s’agit d’«avoir une voix forte à l’international pour mener la discussion» sur la diversité culturelle et le rôle des GAFA. L’objectif étant ici d’avoir une « action collective ».
D’autre part, Mme Joly mise énormément sur la modernisation des lois canadiennes sur la radiodiffusion et les télécommunications, ce qui sera de son propre aveu un «très gros chantier ». Les détails de la révision seront annoncés dans les prochaines semaines.
Sinon, plaide-t-elle, le gouvernement «a mis 3,3 milliards dans les trois derniers budgets pour le ministère, Téléfilm Canada, Radio-Canada, le Conseil des arts, l’Office national du film et le Fonds des médias du Canada ».
Stanford
En ce qui concerne les démarches à l’international, la ministre a participé jeudi dernier, à l’Université Stanford, à un forum coorganisé par le Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale de l’Université de Waterloo. Stanford est située dans la Silicon Valley, en Californie, et héberge le Digital Global Policy Incubator.
Devant des intervenants de tous les horizons (experts du monde numérique, représentants du milieu culturel ou de compagnies comme Facebook), Mélanie Joly a défendu l’importance du concept de diversité culturelle, à l’heure où quelques grands joueurs contrôlent l’essentiel de la diffusion culturelle en ligne. Ce n’était pas sa première intervention du genre, «mais c’était souvent sans la présence des Américains », dit-elle.
« Nos alliés pour la diversité sont des gouvernements [européens], mais aussi des gens qui se préoccupent de l’impact des GAFA sur la survie de nos institutions démocratiques, sur la sécurité nationale et aussi sur l’avenir du journalisme et de notre culture », confie Mme Joly.
«Le concept de la diversité culturelle n’est pas connu aux États-Unis», ajoute la ministre, en rappelant que la perspective est forcément différente chez «le plus gros producteur de contenu au monde ».
Et s’il est davantage connu en Europe, c’est un concept mal adapté pour les mutations en cours, remarque-t-elle. «La question de la diversité culturelle n’était pas jusqu’ici nécessairement comprise comme un soutien aux politiques nationales culturelles. C’était plutôt vu comme le besoin de diversité des voix de façon générale. »
Algorithmes
Dans son discours à Stanford, Mélanie Joly a soutenu que la protection de la diversité culturelle au Canada «fait en sorte que les Canadiens ont accès à du contenu canadien qui reflète et contribue à la diversité et à la force de la structure sociale ».
Or, c’est précisément ce qui est menacé par le fonctionnement des plateformes des GAFA, glisse-t-elle en entrevue.
Des exemples? Les bulles de contenu qui créent une homogénéité de pensée et une polarisation des débats politiques. Ou encore l’opacité des algorithmes qui empêchent la «découvrabilité» des contenus culturels canadiens. D’ailleurs, cette question du manque de transparence des algorithmes «va faire partie de la réflexion dans l’élaboration de la réforme de la Loi sur la radiodiffusion», dit Mélanie Joly.
Médias
Au sujet des médias — premiers remparts contre la montée des fake news qu’elle a dénoncée à Stanford — Mme Joly dit qu’il sera intéressant «de voir comment les médias et le gouvernement peuvent travailler ensemble pour faire contribuer les plateformes numériques […] et aller chercher une partie de leurs revenus publicitaires».
«La réalité est que, pour plusieurs artistes et journalistes, le marché des plateformes numériques n’est pas équitable, résumait-elle à Stanford. Les avantages et les opportunités du monde numérique ne sont pas partagés entre les différents intervenants.»
L’objectif global de ses démarches de la ministre du Patrimoine serait ainsi «de s’assurer que les GAFA respectent nos politiques culturelles, et aussi de mieux répartir les bénéfices liés à leur modèle d’affaires».