Erdogan, le despote que cachait le démocrate
Guillaume Perrier fournit des clés pour comprendre l’insaisissable président turc
Des centaines de journalistes, professionnels de l’information ou écrivains croupissent dans les prisons turques, parfois en attente d’un procès ou déjà condamnés à de lourdes peines sur la base de preuves farfelues. Comme les frères Ahmet et Mehmet Altan, qui ont écopé tous les deux de peines de prison à perpétuité le mois dernier pour avoir soi-disant envoyé des «messages subliminaux» aux partisans du coup d’État avorté de juillet 2016 au cours d’un panel télévisé.
Depuis le coup d’État raté de juillet 2016, une répression sans précédent s’est abattue sur la Turquie. Cent soixante-dix mille limogeages dans la fonction publique, quarante mille emprisonnements,
des cas de torture, des vies brisées sans nombre. Le pays occupe la 155e place sur 180 au classement mondial de la liberté de la presse pour 2017.
Et rien ne semble vouloir arrêter le président turc Recep Tayyip Erdogan. Ni l’impossible ni le ridicule. Ni même l’Occident.
Le journaliste français Guillaume Perrier a été correspondant en Turquie pour Le Monde entre 2004 et 2014. Coauteur avec Gilles Cayatte du documentaire Erdogan, l’ivresse du pouvoir (2016), il vient de faire paraître Dans la tête de Recep Tayyip Erdogan (Actes Sud), un essai éclairant dans lequel il décrit bien, pour nos yeux d’Occidentaux, l’évolution complexe d’Erdogan au fil du temps — et notamment en ce qui touche sa relation avec le fameux prédicateur islamiste Fethullah Gülen.
Ancien porte-drapeau de la candidature de la Turquie à l’Union européenne, partisan d’une solution négociée de la question kurde avant de s’en faire le fossoyeur, allié à la fois d’Israël et de Bachar el-Assad, longtemps proche de Fethullah Gülen avant d’en faire son ennemi juré, membre de l’OTAN qui se permet d’acheter des armes aux Russes, l’ancien maire d’Istanbul a depuis longtemps la réputation d’être un chef impulsif, un instinctif qui a «la langue proche du coeur ». Mais est-ce vraiment le cas ?
«Pas uniquement», nuance Guillaume Perrier, rencontré au zinc d’un café du XXe arrondissement, à Paris. « C’est ce que j’essaie de raconter dans mon livre: il a ce caractère sanguin et impulsif, mais il serait un peu simpliste de le résumer à ça. C’est quelqu’un qui a une formation politique bien particulière, qui possède une culture islamiste et nationaliste très enracinée, qui a aussi un parcours politique propre au sein de la mouvance islamiste, ayant appris auprès de Necmettin Erbakan, qui est un peu le patriarche de l’islam politique turc. Il a été formé au sein du Parti du salut national (MSP) dans les années 1990, le parti islamiste qui a participé au gouvernement, ce qui lui a permis de mettre les pieds dans le jeu politique. »
Un bas-les-masques
Comme maire d’Istanbul, de 1994 à 1998, pourtant, il avait vite fait bonne impression. «Erdogan a été apprécié comme maire d’Istanbul parce qu’il a agi, tout simplement. Il a lutté contre l’inaction des maires précédents qui étaient des caricatures de politiciens corrompus et qui gaspillaient l’argent public. Istanbul était une ville qui grossissait à vue d’oeil, presque de 10% chaque année, et qui n’était pas gérée. C’était l’anarchie totale. Erdogan est arrivé en promettant un coup de balai, aussi bien au sens propre qu’au sens figuré. Ça a séduit et ça a marché. Il a appliqué la même recette quelques années plus tard à l’échelle nationale. C’est ce qui a été le moteur du début de sa carrière. »
Pour le journaliste, il est clair qu’Erdogan incarne «ces deux aspects qui sont en apparence contradictoires, mais dont il joue alternativement.» De démocrate, libéral et proeuropéen à ses débuts, il s’est transformé en un dirigeant despotique, nationaliste et antioccidental. Sa seule logique, reconnaît Guillaume Perrier, semble être de vouloir conserver le pouvoir.
Chose certaine, comme en fait foi cette déclaration de 1996, Erdogan jouait depuis longtemps la comédie démocratique d’un seul côté de la bouche: «La démocratie n’est pas un but, c’est un moyen. La démocratie est comme un tramway. Quand on est arrivé au terminus, on en descend. » Les événements de la place Gezi ont-ils été une sorte de bas-les-masques pour le régime Erdogan ?
«Sans doute, oui, croit Guillaume Perrier. Je pense que c’est un tournant, dans la mesure où c’est le moment où les Occidentaux ont compris la tournure, je dirais, antidémocratique d’Erdogan. Ça a été le révélateur, pour plusieurs sur la scène mondiale, de quelque chose qui était déjà perceptible en Turquie. Évidemment, puisque ça avait déjà poussé des centaines de milliers de personnes à aller dans les rues. Avec les événements de la place Gezi, c’est devenu évident pour tout le monde. »
Au sommet pour y rester
«Les Alévis, les Kurdes, les minorités, tous ceux-là avaient une conscience très précise de la répression en Turquie, mais je dirais que les bobos d’Istanbul, ça leur échappait un petit peu. Et du coup, avec Gezi, c’est devenu une réalité pour eux aussi. Les canons à eau, les bombes lacrymogènes, qui étaient le quotidien des enfants kurdes depuis des années, c’est devenu la réalité pour les artistes et les étudiants d’Istanbul, et pour une grande partie de la population turque, qui ont compris qu’Erdogan était un dirigeant autoritaire qui gouvernait par la force. Depuis, le rapport de force s’est durci et la violence politique au quotidien n’a jamais cessé d’être présente. »
« Au sommet du pouvoir et sans véritable opposition ni contre-pouvoir, écrit Guillaume Perrier, Erdogan n’a plus besoin de dissimuler ses intentions. Et une partie de son électorat l’incite à franchir le pas qui rapprocherait la Turquie du califat ou d’un régime théocratique. »
À l’horizon du « fossoyeur de la fragile démocratie turque», les élections générales de novembre 2019, qui vont valider la réforme constitutionnelle qu’il a fait voter par référendum l’année dernière — la mise en pratique de son régime présidentiel. Et pour le journaliste, il ne fait aucun doute qu’Erdogan est déjà en campagne.
«Erdogan a besoin d’un score fort et il voudra gagner ses élections sans aucune contestation possible. Il ne va pas hésiter à employer tous les moyens, y compris truquer les élections. À cet égard, l’opération d’Afrin, en Syrie, se déroule déjà dans cette optique: le but pour lui est de récupérer le plus possible l’électorat nationaliste, et le meilleur moyen de le souder, c’est de faire la guerre contre les Kurdes.»
DANS LA TÊTE DE RECEP TAYYIP ERDOGAN Guillaume Perrier Actes Sud Arles, 2018, 242 pages