Poutine, maître espion
Du point de vue de Vladimir Poutine, la Russie est en guerre permanente contre des ennemis réels ou inventés, intérieurs comme extérieurs. Comme quoi ses démêlées avec la GrandeBretagne servent bien ses intérêts — et sa réélection attendue à la présidentielle de dimanche prochain.
De suspicion en ultimatum, le roman d’espionnage qui s’écrit depuis dix jours autour de l’empoisonnement de l’ex-agent double Sergueï Skripal et de sa fille Loulia a débouché mercredi sur l’annonce par la première ministre Theresa May de l’expulsion de 23 diplomates russes, entre autres mesures de représailles. Que la Russie soit «coupable» de cette tentative de meurtre, comme l’a affirmé Mme May, est de l’ordre de l’indéniable, ce qui n’exclut pas qu’il y ait, à la Homeland, anguille sous roche; et que Moscou clame son innocence en ridiculisant les accusations qu’on lui fait tient a priori de la comédie, tant les circonstances sont incriminantes.
Certes, cette affaire sied d’une certaine manière à Mme May, qui peut s’en servir pour se redonner un peu d’aplomb sur le plan politique, elle qui souffre énormément du débat autour du Brexit.
Mais cette crise diplomatique de grande envergure, la plus grave en 30 ans entre les deux pays, illustre surtout la tournure que prend l’application du «poutinisme» en relations internationales. Elle témoigne du reste d’un important retournement de l’approche de la Grande-Bretagne, qui s’était montrée jusqu’à maintenant plutôt complaisante à l’égard des machinations des services de renseignement russe sur son sol.
Le Royaume-Uni est devenu depuis dix ans une terre d’asile privilégiée pour un grand nombre de critiques de M. Poutine. Mais aussi pour des centaines de ressortissants russes nantis, attirés par son marché immobilier et le confort de son système bancaire. Avec le résultat que Londres, selon les services de renseignement britanniques, grouillerait aujourd’hui de plus d’espions russes que dans les moments les plus froids de la guerre froide.
Une enquête du site BuzzFeed datant de juin 2017 affirmait que quatorze personnes étaient mortes ces dernières années dans des circonstances «suggérant l’implication de la Russie», mais que les autorités avaient fermé les yeux «par peur des représailles, du fait de l’incompétence de la police et pour préserver les milliards déversés par les Russes sur la City». De ceci à cela, Le Monde signale cette semaine que Mme May, ministre de l’Intérieur entre 2010 et 2016, a longtemps résisté à l’ouverture d’une enquête sur l’assassinat par empoisonnement, en 2006 à Londres de l’ex-agent du KGB Alexander Litvinenko.
C’est dire que Moscou aura apparemment cru pouvoir continuer d’agir en relative impunité en éliminant M. Skripal.
De fait, cette crise témoigne d’un durcissement des relations entre la Russie et les capitales occidentales, une crispation accélérée par la guerre en Syrie et les efforts d’ingérence électorale de Moscou aux États-Unis et en Europe. On n’en serait pas là si la fin de la guerre froide avait donné lieu à un réchauffement plus constructif des relations internationales.
Au lieu de quoi, l’État russe se résume à un service de renseignement emmené par un politique formé à une école, celle du KGB, pour laquelle la légalité, nationale comme internationale, est assez accessoire. Légalité? État de droit? Évidemment qu’il y a communauté de pensée entre M. Poutine et Donald Trump. C’est en tout cas dans cette logique que le conflit avec Londres constitue finalement pour le président russe l’occasion de cultiver son discours ultranationaliste: la Russie est une forteresse assiégée — par les accusations britanniques, en l’occurrence — et il est le seul à pouvoir la défendre. L’homme a le bras long, il le fait savoir en faisant le vide des oppositions autour de lui.